Gardiens du temple :
Le rôle de la fonction publique pour l’avenir des langues officielles
Laure Paquette
Université Lakehead
Sommaire
Les grands courants
• La classe moyenne s’effrite
• Le gouvernement diminue en importance économique
• Les communications et l’Internet accélèrent les changements linguistiques et la chute vers l’anglais
• La perte des avantages conférés par la rectitude politique
Les recommandations :
• Penser non seulement à ce qui peut être gagné, mais aussi à ce qui risquerait d’être perdu
• Élargir or rétrécir son champ d’action avec plus de flexibilité
• Travailler sans annoncer sa stratégie
• Fonctionner, non pas à l’encontre des courants macroscopiques indiqués ci-dessus, mais dans leur foulée
Les points névralgiques :
• Passer de la réaction à l’action, c’est-à-dire
o des plaintes à la consultation
o de l’encouragement à la vérification
• Changer vos critères d’auto-évaluation
Introduction
Quand on a appris autour de moi que je préparais un papier sur le bilinguisme pour le 40ième anniversaire de la loi sur les langues officielles, on m’a tout de suite demandé si le bilinguisme existait vraiment, si c’était de la part du gouvernement fédéral, si on pouvait vraiment s’attendre à ce que l’on parle anglais à Alma, ou français à Red Deer. La ville où j’habite, malgré le fait qu’elle soit universitaire, ne compte que 4% de francophones, et puisque mon conjoint est italophone, je dois compter sur Radio-Canada pour entendre parler français chaque jour. Voilà une part des réalités sur le bilinguisme dans mon milieu de vie, Thunder Bay, Ontario.
J’ai interprété l’invitation du Commissariat de façon assez large. Je me donne maintenant le mandat d’effectuer une analyse stratégique sur le rôle de la fonction publique dans l’avenir des langues officielles dans une perspective à moyen terme, c’est-à-dire d’environ quinze ans. Je me propose donc de diviser ce mandat en trois parties: primo, l’identification des courants de changement macroscopique que je perçois; secundo, les recommandations qu’il m’est possible de faire suite à l’analyse stratégique des rapports annuels du Commissariat de 2005, 2006, 2007, et 2008, ainsi que la loi elle-même, le mandat de la Commission et son plan de relance; et tertio, l’identification de points névralgiques sur lesquels il faudrait miser. Lorsque je parle d’analyse stratégique, j’entends me servir non pas de la stratégie telle qu’elle est comprise en général, mais bien de la stratégie des sans-pouvoir, que j’expliquerai ci-dessous. J’ai de plus cherché aussi à m’adresser à un lectorat de profanes, plutôt que de celui de spécialistes.
Première partie : les courants macroscopiques
Depuis une vingtaine d’années j’effectue plusieurs fois par semaine des analyses stratégiques sur la conjoncture politique. L’identification des courants macroscopiques provient de l’accumulation de ces fréquentes analyses. J’en ai constaté quatre:
1. La classe moyenne s’effrite
2. Le gouvernement diminue en importance économique
3. Les communications et l’Internet accélèrent les changements linguistiques et la chute vers l’anglais
4. La perte des avantages conférés par la rectitude politique
Chaque courant mérite des commentaires supplémentaires.
1. La classe moyenne s’effrite
Les pressions économiques sur les familles sont telles que, en général, la classe moyenne s’effrite lentement, mais à longue échéance. C’est bien loin d’être une observation originale. Dans la reprise économique qui suit la grande crise bancaire de 2008, les économistes remarquent que la catégorie d’emplois qui augmente en nombre est celle qui exige une solide formation postsecondaire, ou encore ceux qui exigent une main d’œuvre sans scolarisation secondaire. Ce sont les emplois à scolarisation intermédiaire, par contre, ont reculé. C’est dire que les pressions qui s’accumulent guident les choix de bien des gens. Et, pour ceux qui réussissent à s’accrocher à la classe moyenne, l’importance des avantages qu’ils cherchent avant tout à donner à leurs enfants est d’autant plus grande. Bien qu’en région les possibilités soient limitées, on va chercher à offrir l’immersion dans une langue ou l’autre à ses enfants, motivé par de simples questions économiques. Ce genre de pression souligne aussi qu’il y aura une population moindre qui pourra se permettre le temps et les énergies nécessaires pour défendre ou développer les droits linguistiques. En plus, cela signale aussi le rétrécissement de l’assiette fiscale, ce qui ne pourra faire autrement que de renforcer le second courant, que j’aborde ci-dessous.
2. Le gouvernement diminue en importance économique
Contre d’autres priorités, comme le développement économique, les soins de santé ou les questions environnementales, il n’est pas difficile de comprendre que la question des langues officielles passera en seconde place dans la volonté politique. La compression des services me paraît donc fort probable, sinon inévitable, si l’on accepte la réalité du premier courant.
3. Les communications électroniques et l’Internet accélèrent les changements linguistiques et la chute vers l’anglais
Les anthropologues s’accordent pour dire que les langues évoluent. On n’a pas besoin d’être spécialiste, par contre, pour remarquer que la langue anglaise devenait la langue internationale de premier recours, et cela, même avant la venue de l’Internet : nous le devons tous à la Pax britannica et à la Pax americana. Ces dernières années, l’anglais émigre partout sur le dos du vocabulaire technique ou spécialisé, l’anglais étant devenu la langue des sciences aussi. Aujourd’hui, l’anglais domine dans l’usage de l’Internet, quoique le chinois croisse en flèche, et ne fait qu’accélérer l’évolution déjà existante. L’Internet offre maintenant des outils de traduction. Ces outils demandent à être affiné, mais ils produisent tout de même des traductions instantanées et gratuites, et ils font l’objet der cherche commerciales intense. Leur disponibilité peut affecter la motivation pour l’apprentissage d’autres langues, y compris, bien sûr, le français dans le contexte canadien.
4. La perte des avantages conférés par la rectitude politique
Il est possible, et même probable, que des pressions s’exercent pour faire connaître et apprendre les langues autochtones au Canada. Dans la région où j’habite, par exemple, le conseil d’administration de l’hôpital régional compte une ancienne autochtone, mais ne compte pas de francophone. L’évolution de la rectitude politique accordera à d’autres communautés ethniques les privilèges qu’elle conférait il y a quinze ou vingt ans à la francophonie. Que ces privilèges soient partagés ou tout simplement transférés, la volonté politique sera tout de même affectée dans ses priorités. Et si ce scénario se réalise, il faudra bien admettre qu’il n’y aura sûrement pas plus de ressources pour élargir les programmes, services et politiques matière des langues officielles au niveau fédéral.
Gardiens du temple
L’effet cumulatif des ces courants fournit le titre de ce papier -- les fonctionnaires et le commissariat deviendront les gardiens du temple, peut-être les seuls qui y resteront puisque les communautés linguistiques seront moins actives qu’avant. Les moyens dont disposera la fonction publique seront ceux qui existent déjà, et les budgets seront les mêmes, ou en légère diminution. Il s’ensuit que la grande question pour la fonction publique sera la suivante : comment appliquer les moyens pour en maximiser l’efficacité.
Deuxième partie : les recommandations
Ci-dessous, j’entends proposer à la fonction publique quelques principes selon lesquels elle pourra avoir un effet supérieur sur les questions de bilinguisme. Ces recommandations proviennent d’une analyse fondée sur la stratégie des sans-avoir, plutôt que les formes plus répandues de planification stratégique, qui sont fondées, elle, sur la stratégie des puissants. La stratégie des sans-avoir est la stratégie employée depuis des millénaires par ceux qui n’ont ni avoir, ni pouvoir – les vaincus, les perdants, les démunis. Elle se distingue de la stratégie des puissants par l’emploi de certains principes, qui donneront lieu aux recommandations faites à la fonction publique. Ces quatre principes sont les suivants :
• Penser non seulement à ce qui peut être gagné, mais aussi à ce qui risquerait d’être perdu
• Élargir or rétrécir son champ d’action avec plus de flexibilité
• Travailler sans annoncer sa stratégie
• Fonctionner, non pas à l’encontre des courants macroscopiques indiqués ci-haut, mais dans leur foulée
1. Penser non seulement à ce qui peut être gagné, mais aussi à ce qui risquerait d’être perdu
Cela veut dire que, au cours de la planification ou la réflexion sur l’action que doit effectuer un fonctionnaire, il faut tenir compte de ce qu’il y a à conserver ou à protéger. Si l’on parle de bilinguisme, les acquis de ces quarante premières années doivent être protéger. Il ne s’agit pas simplement de ce qu’il faut chercher à accomplir. Évidemment il ne faut pas non plus abandonner les objectifs. Cela veut tout simplement dire qu’il faut protéger l’arrière-plan en même qu’avancer, et avancer avec autant de prudence que de courage.
2. Élargir or rétrécir son champ d’action avec plus de flexibilité
Lorsqu’un stratège des sans-avoir parle de niveau d’action, il parle comme si la réalité était faite comme des bols de cuisine de couleurs et de grandeurs différentes que l’on conserve dans une armoire, les plus petits dans les plus grands. Les meilleurs stratèges font cela facilement. Un stratège connaît toujours son champ d’action, mais il faut parfois l’élargir ou le rétrécir. Par exemple, le maire d’une ville doit tenir compte, lorsqu’il planifie son travail, sa ville. Mais selon le projet, il peut avoir besoin de tenir compte plus en détail d’un quartier particulier. Par contre, au moins une fois par année, il doit tenir compte de l’émission du budget provincial. Ce maire élargit ou rétrécit son champ d’action plusieurs fois par année.
À la fonction publique fédérale, on parle souvent de palier de gouvernement, et il est sûr qu’un changement de palier constitue un élargissement ou un rétrécissement du champ d’action. Mais il existe aussi des changements du champ d’action qui sont moins marqués, et qui peuvent être très aidants. Il est toujours souhaitable de tenir compte d’un champ d’action élargi dans n’importe quelle planification. Mais dans le cas qui nous occupe, un cas de stratégie des sans-avoir, il faut presque toujours travailler avec un champ d’action plus élargi que celui qui est le plus immédiat. Il est important, par exemple, de tenir compte des courants macroscopiques. Mais si, par exemple, vous travaillez à établir des services dans le sud-ouest ontarien, il faut tenir compte de l’entière province. Il également possible que le champ d’action comprenne d’importantes circonstances dans un domaine autre que celui du bilinguisme, du contexte économique, par exemple. Cette flexibilité, qui est toujours de mise, prend des couleurs essentielles pour n’importe quel sans-avoir.
3. Travailler sans annoncer sa stratégie
Parce que la fonction publique est imputable, certaines exigences particulières s’appliquent à elle. Malgré cela, il est possible de travailler avec une stratégie sans la révéler, même s’il est inévitable de révéler les tactiques spécifiques. Il ne faut pas oublier qu’une stratégie peut être ponctuelle, c’est-à-dire d’un champ d’action très restreint. Elle peut se limiter, par exemple à un seul administrateur, par exemple, ou d’une seule direction. Dans l’enseignement universitaire, par exemple, il est possible d’arborer une stratégie pour un cours complet, mais aussi d’employer une stratégie pour régler un problème particulier avec un seul étudiant.
4. Fonctionner, non pas à l’encontre, mais dans la foulée des courants macroscopiques
Il vaut beaucoup mieux exploiter les courants dont il a été question en premier lieu que d’aller à l’encontre de ceux-ci. Étant donné les tendances économiques du marché du travail et de l’assiette fiscale du gouvernement fédéral, par exemple, il est possible d’exploiter les avantages que confèrent le bilinguisme aux individus au niveau socio-économique pour vendre celui-ci, plutôt que d’essayer d’aller à l’encontre de telles circonstances.
Si l’on veut harmoniser toutes les recommandations expliquées jusqu’ici, il est possible de les rassembler en employant une idée-clé. Une idée-clé, en stratégie des sans-avoir, est une image au cœur même de l’action stratégique. C’est l’une des raisons pour lesquelles je suggère une image dans le titre même de ce papier : « Gardiens du temple ». L’emploi d’une idée-clé est plus exigeant au niveau de l’analyse, mais si j’en fais mention, c’est qu’il y a déjà parmi les fonctionnaires des gens qui s’en servent déjà, sans nécessairement connaître le vocabulaire spécialisé. Ces gens sont des stratèges naturels et ils forment un atout important pour n’importe quelle stratégie, mais encore plus pour les langues officielles. Cela étant dit, il faut par-dessus tout choisir où concentrer ses efforts et mettre ses énergies. Et pour cela, il faut identifier les points névralgiques.
Troisième partie : les points névralgiques
Une stratégie est composée d’actions individuelles, qui peuvent connaître un plus ou moins grand succès selon les circonstances, et qui doivent continuellement s’adapter. C’est ce qui s’appelle dans le language spéialisé une tactique. De temps à autre, il y a une tactique qui prend une importance supérieure, parce qu’il faut à tout prix qu’elle réussisse, parce que son échec entretenait l’échec de la stratégie au complet. Ces tactiques sont des points névralgiques. Quand on est sans-avoir, où que l’on agit en stratège sans-avoir, il vaut mieux s’assurer de la réussite à chaque point en appliquant plusieurs tactiques pour chaque et tenir en réserve plusieurs autres tactiques.
Mais pour accomplir cela, il faut bien commencer par identifier les points névralgiques. Il revient à chaque fonctionnaire de les identifier dans son milieu. La méthode est simple et s’illustre facilement. Comme chacun sait, un fonctionnaire traite de plusieurs dossiers à la fois, mais ces dossiers n’ont pas tous la même importance. De la même manière, un projet se jalonne de plusieurs étapes, mais ces étapes n’ont pas toutes la même importance. C’est la même chose pour une stratégie : on peut identifier une série d’objectifs à atteindre pour que les efforts soient couronnés de succès, mais cette série d’objectifs n’ont pas tous la même importance. Il s’agit d’identifier ceux qui, s’ils ne sont pas atteints, mènent immédiatement à l’échec. Par exemple, le Commissaire aux langues officielles, Gordon Fraser, mentionnait les Jeux Olympiques 2010 dans son dernier rapport. Il s’agit là pour le Commissariat d’un point névralgique.
Il est possible pour un observateur ferré d’identifier certains points névralgiques de l’extérieur, mais on ne peut pas faire l’économie d’une analyse menée par les fonctionnaires eux-mêmes. Sous toutes réserves, donc, il est possible d’en identifier deux, qui correspondent à l’expérience générale des stratèges sans-avoir. Les deux points névralgiques sont :
• Passer de la réaction à l’action, c’est-à-dire
o des plaintes à la consultation
o de l’encouragement à la vérification
Changer vos critères d’auto-évaluation
(1) Les fonctionnaires doivent passer de la réaction à action, de l’encouragement à la vérification.
La Loi sur les langues officielles a été promulguée il y a maintenant plus de quarante ans. Les travaux de mise en fonction sont faits. Selon la présente analyse, les demandes et plaintes externes devraient diminuer. Il y a lieu de féliciter le Commissariat sur les nombreux acquis de ces dernières décennies, et du changement de la perspective canadienne sur les questions linguistiques. Cela étant dit, l’analyse stratégique met en lumière le fait qu’il faudra désormais fonder la planification plus sur des consultations proactives des populations concernées que sur les plaintes et les demandes expresses et non-sollicitées. Cela implique qu’il faudrait avoir un processus plus actif de vérification des acquis.
(2) Les fonctionnaires doivent changer les critères selon lesquels ils s’évaluent eux-mêmes
Sans battre la retraite, les fonctionnaires actifs en matières régies par la Loi sur les langues officielles doivent adapter leurs critères d’évaluation à une situation de maintien, plutôt que d’expansion. Ces critères restent à identifier par les spécialistes de la question. Je me limite ici à proposer, dans le but d’activer les discussions, un critère extrême: celui de déclarer les objectifs atteints lorsqu’il sera possible, dans la fonction publique fédérale, de faire carrière autant comme unilingue francophone que comme unilingue anglophone, et ce, n’importe où au pays.
Conclusion
Il ne nous reste maintenant qu’à énumérer les constatations les plus importantes déjà faites. Les grands courants macroscopiques sont les suivants :
1. La classe moyenne s’effrite.
2. Le gouvernement diminue en importance économique.
3. Les communications et l’Internet accélèrent les changements linguistiques et la chute vers l’anglais.
4. La perte des avantages conférés par la rectitude politique.
Il en découle que le rôle qui revient aux fonctionnaires sera celui d’être gardiens du temple. Qui plus est, ce papier recommande à la fonction publique de :
• penser non seulement à ce qu’elle pourrait encore acquérir pour le bilinguisme mais aussi pour ce qu’elle risque de perdre;
• changer de niveau d’action avec plus de flexibilité;
• travailler sans annoncer sa stratégie;
• fonctionner dans la foulée des forces sociales plutôt que de les contrecarrer.
Les points névralgiques où il faut se concentrer sont les suivants:
• Passer de la réaction à l’action, c’est-à-dire
o des plaintes à la consultation;
o de l’encouragement a la vérification;
• Changer les critères d’auto-évaluation.
Ces mesures s’enchaînent bien avec la notion de mesures positives promues dans le premier rapport du commissaire Fraser en 2006-7. Leur importance va aller en s’accentuant, à mesure que les changements escomptés vont se développer.
Au début, j’ai parlé des réalités du bilinguisme à Thunder Bay; je conclus sur le même sujet. Malgré le fait que la ville s’est déclarée unilingue anglophone, il y a maintenant plus de quinze ans, les conseils scolaires continuent d’offrir l’immersion aux écoliers. On manque de places, que les parents s’arrachent. Ils parlent avec évidente frustration du fait qu’ils ne peuvent pas les aider en parlant français à la maison et cela, dans une ville qui ne compte pas plus de 4% de francophones. Voilà un exemple des grands acquis de la Loi sur les langues officielles, qui est célèbre à l’étranger, et la fonction publique peut s’en féliciter.
Thursday, November 18, 2010
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