Pour certains, ce sont les odeurs qui les poursuivent. Une infirmière m’a dit que c’était l’odeur d’un abcès crevé qu’elle n’oublierait pas. Un policier, l’odeur des corps calcinés dans un incendie. Moi, ce sont les bruits. Les bruits me poursuivent. La monnaie dans la poche de mon premier patron. L’accent particulier de Mladen quand il m’appelait par mon nom d’amour. Fréchette qui se raclait la gorge quand il ne voulait pas se prononcer. Et puis, surtout, le vrombissement des hélices d’hélicoptère, quand le service des greffes a emporté les organes de Luc.
Mon histoire à moi, elle a fini quand Luc s’est effondré seul, dans son appartement de luxe. Hémorragie cérébrale, aucune chance de survie dans son cas. J’ai convaincu sa femme de faire le don. Pourquoi me suis-je donné la peine? Je n’étais que sa blonde, cela ne me regardait plus. Mais je l’ai fait j’ai parlé aux enfants, j’ai donné un sens…Après cela, tout s’est fait très vite à l’hôpital. Je me suis ramassée à fumer devant l’entrée principale et j’ai vu l’hélicoptère arrivé, et les médecins et les infirmières prendre leur course.
Bon, j’ai commencé par la fin. Je devrais peut-être commencer par le commencement. Mon premier souvenir, au moins, il est clair. Ma mère me faisait manger, j’avais une petite bavette en ratine, avec un petit lapin ou un petit canard, j’en vois encore dans les magasins. Elle se servait d’une cuillère à bébé. Elle me donnait pour la troisième ou la quatrième fois une cuillérée de navet pilé avec des carottes et des patates. J’haïssais çà, mais elle m’en faisait souvent parce qu’elle, elle aimait çà. J’ai tourné ma tête de côté, mais elle m’a mis le navet dans la bouche. J’ai craché sur la bavette, mais elle a ramassé la purée pour me la remettre dans la bouche. Finalement, je lui ai craché au visage.
Le deuxième souvenir, c’est quand j’avais quatre ou cinq ans. Je me suis sauvée de chez nous, de la petite maison blanche de rien du tout. Il y avait bien cinq ou six blocs avant d’arriver au boulevard Sauvé, la rue la plus passante du voisinage. La police m’a retrouvée de l’autre côté. Je devais être bien vite pour une petite fille. Peut-être aussi qu’il n’y avait pas grand circulation non plus au moment où j’ai traversé.
En première année, je suis revenue de l’école à Noël avec une petite bûche, faite en rouleaux de papier de toilette recouverts de colle-maison, peints en rouge et saupoudrés de paillettes argentées. Maman ne l’a même pas regardé. Elle jasait avec une de ses sœurs en visite. Je l’ai jeté à la poubelle. Elle n’a pas remarqué. Ce soir-là, je n’ai pas mangé.
« Tu ne manges pas, Mireille, tu n’as pas faim? »
« Non. »
« T’aimes çà, le spaghetti. »
Je ne dis rien. Elle ne comprend pas plus. Je sors de table. Le lendemain matin, je mange huit ou dix toasts.
Quand j’ai eu huit ou neuf ans, nous revenions en voiture d’une visite chez le médecin. Il pleuvait à boire debout, cet après-midi-là. C’était l’été, et il faisait chaud. On est arrêté pour prendre de la crème glacée. Elle m’a dit :
« Voici cinquante sous. Va nous chercher deux cornets à la vanille. »
« Il y a des éclairs, maman. J’ai peur de l’orage. »
« Ce n’est pas grave. Vas-y. Vas-y. »
J’ai été trempé avant d’entrer dans le magasin. Maman m’ouvrait la portière en revenant.
« Non, je ne veux pas de la crème glacée dure, comme çà. Je veux de la molle, d’à côté. »
J’ai dégoutté sur le siège de voiture, regardant le comptoir d’à côté, que ma mère n’avait pas remarqué à cause de la pluie. Je suis retournée en chercher.
Ce soir-là, j’ai été malade. Elle a dit à papa que c’était parce que j’avais mangé deux crèmes glacées, une dure, une molle. Elle m’a fait manger des biscuits soda pendant trois jours. Je me suis réveillée en sueur, cette nuit-là, après un cauchemar plein d’orages. Je n’ai appelé personne.
Une autre fois, beaucoup plus tard, Maman avait un paquet de gomme à la cannelle dans sa sacoche. Cannelle, ma saveur favorite. Elle en donnait un morceau à la fois, et elle en prenait elle aussi. En voiture, on est arrivé au dernier morceau. Elle m’a dit :
« Il n’en reste qu’un morceau. »
Elle savait bien ce que j’allais dire. J’étais déjà dressée.
« Prends-le, d’abord. »
Elle l’a développé et elle l’a mis dans sa bouche.
Dès que j’ai pu, et cela n’a pas été long, j’ai pris refuge dans un parc. Je me suis évadée dans mes fantaisies. C’était les années de La Patrouille du Cosmos à la télé. J’aurais pu vendre des scénarios, je me suis vécue des années complètes dans mes propres contes. Entre la bibliothèque municipale et la solitude où j’étais libre de m’évader dans mes rêves, je suis devenue ce que je suis. Entretemps, c’était étouffant. J’étouffais.
J’étouffais parce que j’épiais, je surveillais, je talonnais. Je cherchais une raison. Je cherchais une explication. Elle m’épiait, elle aussi, mais sans savoir qui j’étais, sans s’intéresser à ce que je faisais, ce que je pensais, ce que je sentais. Je ne couchais jamais chez une petite amie, je ne pouvais aller nulle part sans elle, je ne pouvais jamais dire si j’aimais la musique rock, ou le suède, ou le sport. Ma mère me surprotégeait parce qu’elle refusait d’admettre qu’elle ne voulait pas de moi, qu’elle aurait voulu ne pas avoir d’enfant. Elle aurait voulu être seule dans son petit mariage bourgeois.
Heureusement, elle n’avait pas compris que la bibliothèque était un bien plus grand danger que les amis, la parenté. Elle n’a pas pensé à surveiller mes lectures. Sauf pour les bandes dessinées. Elles étaient défendues, mais je les ai lus à la lampe de poche, dans la garde-robe du petit voisin. La bibliothécaire aux cheveux blancs m’attendait tous les jeudis pendant l’année scolaire, tous les jours pendant l’été. Elle a guidé mes lectures, la Comtesse de Ségur, Jules Verne.
J’ai appris à la jouer autrement, maman. J’ai ruiné le lave-vaisselle parce que j’ai coupé le caoutchouc qui scellait l’ouverture. J’ai percé d’une grosse aiguille à laine le cuir de la berceuse. J’ai brisé tous les carreaux des vitres d’hiver, un beau jour de printemps. Elles étaient accotées contre la maison, et je les ai brisé carreau par carreau, comme on brise la glace d’une flaque d’eau. J’ai piqué, aussi, quand j’ai eu dix ou onze ans. Je ne suis pas fait pincer. J’ai arrêté, parce que personne ne le remarquait.
Ma mère ne comprenait pas ce qui arrivait. Elle ne s’imaginait pas que ce qui arrivait. Elle me demandait des explications. Je n’en avais pas, je ne comprenais pas. J’avais appris à enterrer chaque pensée, chaque parole, là où personne ne viendrait les chercher.
Mais je me suis mise à imaginer, puis à planifier mon évasion, dès que j’ai su qu’il existait autre chose que la maison. Je me souviens, j’avais vu une fois la sœur de la voisine lui rendre visite. Elle était célibataire, elle travaillait, elle avait une petite voiture bleu ciel. Je pouvais faire comme elle. J’ai compté les mois et les années jusqu’à ma majorité. Les années ont été longues après cela. Deux mois avant dix-huit ans, quand j’ai été sûre que ma mère ne me poursuivrait pas, je suis partie. Je n’avais pas d’argent, je n’avais pas d’emploi, je n’avais pas fini mon secondaire. Je n’avais pas grand-chose, je me suis mariée.
On pense que ce n’est plus nécessaire, se marier pour survivre. Bien au contraire. M’enrôler, me marier ou m’accoter. Voila les trois possibilités auxquelles j’avais pensées. Je n’avais pas assez d’imagination pour penser à vivre autrement qu’encadrée. L’armée ne m’allait pas. Ils avaient dit qu’ils paieraient mes études, mais ce n’était pas sûr. M’accoter, ben, je ne savais pas séduire. Une amie m’avait offert une fois, sur une plage, un haut de bikini. J’avais regardé çà comme si c’était un crachat sur le trottoir. Me marier, avec un homme qui ne s’imaginait pas pouvoir trouver une fille autrement, çà a marché. Le fait de payer avec mon corps ma pension ne me faisait pas peur. Je n’y ai même pas pensé, j’allais avoir le papier qui rendait tout cela légitime. Et puis, je payais déjà ma famille avec mon identité. Pour connaître autre chose, j’ai été obligée d’attendre Mladen.
À qui me suis-je donnée? Au premier venu, mais je n’ai pas mal choisi, bien sûr. J’avais lu trop de romans Harlequin. Je me suis marié à un petit gros très gêné, avec deux dents de lait de trop qui lui poussaient directement dans la gencive du haut. Un étudiant en médecine, c’était surtout cela qui était important. Il se préparait une spécialisation des poumons, cela parait bien, mais il me parlait tout le temps des crachats de toutes les couleurs. Je n’ai jamais pu le sentir avant de s’être changé et d’avoir pris une douche, après le bureau. Je l’ai laissé me fouiller le bas du ventre pendant sept ans. Mes menstruations, c’était mes vacances.
J »ai pris la pilule. Je ne sais pas pourquoi, parce que je l’évitais le plus possible. Quand je devais coucher avec lui, je le faisais éjaculer entre mains, sur ma poitrine, sur mon flanc. J’avais des condoms partout dans la maison, en cas. Ce que je craignais le plus, c’était qu’il m’engrosse. Avec un enfant, je serais pour toujours liée avec lui. Il n’a pas pénétré très souvent. Je l’ai dressé assez facilement.
Pendant qu’il travaillait, j’étudiais. Après quatre ans, j’avais fini mes études. J’ai sacré là mon rôle de reine du foyer après les examens. J’ai vidé le compte commun, je suis sortie de là avec quatre mille dollars dans mes poches. Lui a gardé la maison, les meubles, les rideaux assortis, et l’hypothèque. Le soir même, j’avais une garçonnière dans une cave, un futon, et des vêtements en tas par terre.
Je suis allée tout de suite m’inscrire à trois ou quatre agences de personnel temporaire, où mon atout principal était ma manière de prendre tout le monde de haut. Je ne gagnais pas plus de neuf dollars de l’heure, mais j’étais payée toutes les semaines. Je savais dactylographier, pas plus que çà. Mais j’arrivais à l’heure, je travaillais ferme. Je tapais des étiquettes pour photos techniques, en duplicata, huit heures par jours, cinq jours par semaine. Saisissant. Deux mois plus tard, j’avais l’offre d’un poste permanent avec «la société». La société, c’était Multicorps, un géant des pièces automobiles. Une vaste entreprise embourbée dans la bureaucratie, d’après ce que je voyais.
J’avais mon bac, mais je ne comprenais encore rien du monde. Je crois bien n’avoir rien compris pour un autre deux ans. Les dactylos prenaient la pause ensembles, fumaient. Une fois, un jour de paye, sa blonde est venue chercher le gérant du service, pour aller déposer son chèque, j’imagine. Une dactylo l’avait vu : « Eh! Sa blonde est venue le chercher, tant mieux, il va baiser, il va être de bonne humeur demain.» Tout le monde avait ri, moi aussi, mais je n’avais pas compris. Je ne savais pas en quoi baiser pouvaient mettre de bonne humeur. Moi, je ne remarquais que le prix des nouilles chinoises au supermarché du coin, j’économisais parce que je voulais m’acheter une télé.
J’ai été dactylo six mois, puis le gérant adjoint est parti et j’ai eu son poste. Cela m’obligeait à travailler avec Jean, le directeur. Mauvaise hygiène dentaire. Chemises trop petites d’une pointure. La cigarette coincée entre ses deux dents d’en avant. Exigeant que les dactylos aillent chercher leur paye de Noël de sur ces genoux à lui. Faisant tinter la monnaie dans ses poches, quant il trouvait une fille belle. Appétissant.
Ce que j’ai surtout appris avec lui, c’est que qu’un propriétaire d’entreprise est toujours content d’avoir un gérant qui fait la vie dure à tout le monde, tant que les résultats y sont, pour ne plus entendre parler de rien. Alors, le gérant peut s’arroger tous les petits privilèges, ceux qui rendent la vie agréable, ceux qui allègent la tâche. J’ai compris çà en trois semaines, mais j’ai duré deux ans.
Comme gérante, j’ai passé deux ans à diriger onze personnes plus vieilles que moi, avec plus de compétences que moi, avec plus d’expérience que moi, avec plus de confiance en soi que moi. Je m’habillais plus vieille que j’étais, en m’imaginant que cela changerait quelque chose. Pendant les fins de semaines, j’allais m’étourdir dans les bars obscurs, habillée trop serrée pour être à l’aise, ne comprenant toujours pas que les hommes pouvaient chercher quelque chose de plus, n’osant pas faire plus que les agacer. Je jugeais mes amants de l’heure selon leur haleine et la force de leur barbe. Ils ne me demandaient pas mon numéro, je ne leur offrais pas. Nous étions quitte, j’espérais surtout ne pas les revoir.
Un espoir qui ne fut déçu qu’une seule fois, des années plus tard. Je sortais d’un restaurant à la mode à ce moment-là. Lui livrait les caisses de bières pour les bars du centre-ville. C’est au torse puissant que je l’ai reconnu. Ces épaules, ces avant-bras, ces mains. Moi, je pense bien que c’est ma voix d’alto qu’il a reconnu, quand je lui ai dit sans demander de déplacer son camion. Lui, il lui avait poussé une bedaine, et moi, ben, des talons hauts. Je me suis souvenu de la manière dont il avait écrasé avec ses doigts sa poche de thé en la sortant de sa tasse – il avait insisté pour qu’on prenne le déjeuner ensemble, alors que moi, je ne l’avais même pas invité à passer la nuit chez moi. Il était resté. Il avait dormi. Il m’avait sourie en me revoyant. Il sentait bon en sortant de la douche. Après lui, je ne les ramenais plus chez moi. J’ai vu ses mains, au bout de chaque doigt un gros ongle bordé de noir. J’ai eu une pointe au cœur, quand j’ai vu qu’il m’avait reconnu. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris que cette pointe, c’était la nostalgie. Nous n’avions pas couché, j’avais prétexté n’importe quoi, et il n’avait pas insisté.
J’ai vécu pire que çà. Les infirmières du mouroir Saint-Joseph qui faisaient la barbe tous les jours à mon chum, en oubliant toujours de lui faire le cou; de la conjonctivite qui galopait pendant les derniers milles; de sa souffrance sans jamais rien demander. Mladen n’insistait pas, il n’insistait jamais pour rien, c’était un doux, celui-là, le genre d’homme qui ne donne son cœur qu’une fois dans sa vie.
Et puis, j’ai travaillé pour Marie Peters. Marie Peters! Ma meilleure amie, pendant longtemps ma seule amie. Elle m’avait engagée, très tôt, comme adjointe, et c’est de là que toute ma carrière est partie. Je n’étais pas son genre, à elle, elle avait depuis longtemps la même petite amie. Marie Peters savait toujours ce qu’elle pouvait se permettre, et ce qu’elle ne pouvait pas. Ne jamais donner des armes à ses adversaires, c’était sa devise devise. C’est elle qui m’avait habilement glissé sous son égide, parce qu’elle savait ce que risquait une jeune femme dans ces bureaux-là. Un jour, lorsque quelqu’un m’avait demandé de livrer à un client important des documents à sa chambre d’hôtel, après le travail, c’est elle qui m’avait arrêté. « Ne te mets pas dans ces situations-là. Tu ne peux jamais redire sur un client.» Une autre fois, elle était revenue sur ses pas pour entrer dans le même ascenseur que moi, parce que j’aurais été seule avec un des directeurs qui avait été muté après avoir essayé de plotter une fille. Pourtant, quand je suis sortie du party de Noël avec un jeune homme du service des dossiers, après avoir dansé avec lui toute la soirée, elle n’avait rien dit. Je lui ai demandé, des années plus tard, en l’assurant de ma chasteté soutenue, pourquoi. Elle a ri de moi. « Je voulais que tu aies le choix de coucher avec qui tu voulais, chère, plutôt que de devenir le joujou du bureau. » Je n’avais pas compris.
Je l’ai vu avec son amie juste une seule fois, il y a bien des années maintenant. C’était un dimanche, elle s’est fait déposer au bureau par une femme plus vieille qu’elle, grisonnante, avec l’air d’une maîtresse d’école. J’ai toujours pensé qu’elle s’était trouvé quelqu’un de bien, en fin de compte. Mieux et plus stable que moi. En tout cas, elle n’avait rien de masculin, la petite amie. Marie n’en a jamais parlé, au bureau.
Je me souviens de ce premier matin ouvrable avec elle. On a commencé cette journée-là comme toutes les autres qui ont suivies: une revue de sa correspondance, l’ordre dans lequel elle verrait les personnes, les réunions du jour. Elle a dit : « Il n’y a rien qui se fait en réunion, oublie çà tout de suite. Ce qui compte, c’est le travail qui se fait avant, et après.» Elle voyageait beaucoup, évidemment, pour voir régulièrement tous les clients importants. Elle n’arrêtait jamais : pendant un voyage, j’arrivais au bureau pour trouver sur le répondeur de longs messages, ou bien un téléphone matinal avant de partir de l’hôtel, quand il fallait, me rejoignant, à la maison.
Marie avait trimé dur pour en arriver où elle en était, avant de me prendre en main. Elle avait parmi les autres directeurs une sale réputation. Moi, elle a vite fait de me mettre au pas. Ce n’est pas que je me curais les dents au bureau, j’étais issue d’un milieu trop bourgeois pour cela. Mais j’ai dû apprendre à écrire une lettre d’affaires, à régler une question avec la comptabilité, à mettre sur pied un projet important. J’avais l’intelligence émoussée par l’inconscience, au début, l’inconscience et l’habitude d’haïr tout le monde. Je ne connaissais rien du monde des affaires, et je n’avais pas la bonne formation. « J’aime mieux commencer avec quelqu’un d’intelligent, et l’entraîner moi-même, que de commencer avec un bac en commerce et être obligée de faire désapprendre tout ce qu’il pense savoir.» Au début, je ne pouvais que la suivre sans trop souvent la perdre de vue.
Marie Peters m’a jeté à l’eau tout de suite, c’est après sont venus les détails. D’abord, ma santé. Elle m’a dit de reprendre l’exercice physique, soit le matin, soit à l’heure du midi -- c’était pour le stress, disait-elle, et pour l’efficacité. Et puis, elle m’a fait quitter mes faux bijoux. Elle m’a proposé son coiffeur. Mes complets trop vieux pour mon âge passaient mieux. Enfin, c’est le maquillage plus discret, ce que les esthéticiennes appellent le maquillage naturel, qui a remplacé mes rouges à lèvres trop vifs et mon fard à paupières bleu ciel.
Mais c’est surtout sa manière avec les clients que j’ai le plus appris. Je me souviens, quelques semaines avant de la quitter pour un poste autonome d’expert-conseil, je l’avais vu accepter les plaintes d’un client très important, un manufacturier en pièces automobiles. Il était déjà monté quand il est entré dans le bureau de Marie.
« Madame Peters, j’ai mon voyage. Je suis votre client parce que vous possédez une expertise réelle. Mais j’ai téléphoné à votre petite mademoiselle, là… »
« Mim, oui, mon adjointe est excellente, vous savez, je suis fière de savoir que vous la consultez. Vous faites bien.»
« Ouais, c’est bien beau. Mais nous avons parlé au téléphone cinq minutes, je lui ai posé une question, et j’ai reçu d’elle deux semaines plus tard une lettre et un compte de deux mille dollars. »
« La question portait sur quoi? »
« je ne veux vous en reparler, je ne veux recevoir un compte de quatre mille de vous. »
« Est-ce que la réponse était juste? »
« Oui, je sais bien que vous savez toujours de quoi vous parler. A part de Deslauriers De Lobtinière, vous êtes les meilleurs en ville. »
« Merci, cela me fait toujours plaisir d’entendre la satisfaction de nos clients. »
« Oui, mais ce compte de deux milles dollars? »
« Vous savez, depuis notre restructuration, nous devons rendre compte de notre temps pour chaque quart d’heure, et on inscrit les numéros de dossier à coté de la feuille de charge… »
« Si c’est hors de votre contrôle, je suis aussi bien de porter plainte au conseil d’administration. »
« Ne vous gênez pas. J’ai l’impression que le conseil préfère recevoir les plaintes directement de la clientèle. »
« J’ai de la misère à avaler le fait que cette lettre a pris six heures de travail. »
« Mim, te souviens-tu de cette question, ou as-tu besoin de consulter ton fichier? »
Je n’avais encore rien dit.
«Pas besoin du fichier, je me souviens, c’est trois heures de recherche, une consultation avec un fiscaliste, une heure pour lui, une heure pour moi, et puis j’ai rédigé la lettre, je l’ai passé à la secrétaire, et je l’ai revisé. »
« Combien de pages avaient la lettre? »
« Sept pages. »
« Vous voyez, cher monsieur, que l’on s’occupe de la moindre question que vous posez, le plus vite possible. Ce n’est pas une lettre que vous avez reçu, c’est un rapport en règle que Mim vous a fait parvenir. »
« Je voudrais que cela ne recommence pas. »
« Je vais mettre une note au dossier que l’on vous avertisse d’avance lorsqu’une requête exige plus de, disons, cinq cent dollars de facturation? »
« Mille, c’est amplement. »
« Parfait. Je vais dicter la note au dossier tout de suite. Je vous envoie une copie conforme, sans frais, bien sûr, puisqu’il s’agit d’une clarification. »
« Merci. »
« Superbe. Je vous raccompagne à l’ascenseur. »
« Ce n’est pas la peine. »
« Je vous en prie, vous vous êtes déplacé pour venir me voir, c’est la moindre des choses. »
Et alors qu’ils sortaient du bureau, je l’ai entendu lui dire : « Votre cravate vous va très bien, est-ce une soierie italienne? »
Mon Dieu! Que les patrons qui se donnent la peine de développer les talents de quelqu’un sont rares. Alors que tous les autres ne voyaient en moi qu’une dactylo ou un commis, elle avait saisi mon potentiel. Je lui ai donné sept bonnes années, mais à la fin, je ne voulais que la quitter. Je rongeais mon frein autant que du temps de mon premier mari, que du temps de mes parents. Je ne cherchais qu’à satisfaire ma propre volonté. Elle a bien compris, et quand j’ai fini de travailler avec elle, elle a su conserver ma bonne grâce. Moi, d’habitude, les anciens patrons…Si l’amitié entre nous s’est développé, c’est cause d’elle, ce n’est pas à cause de moi.
Une amitié difficile à entretenir de son coté. Au début, nous nous comprenions. On pouvait parler du bureau, des imbécillités des chefs de service, des caprices de la clientèle. Ce qu’elle avait vécu auparavant, en début de carrière, je le vivais à sa place maintenant, et on voyait bien que les attitudes face aux femmes n’avaient pas beaucoup évolué en vingt ans.
Mais à la longue, elle s’est mise à parler d’autre chose. Quand je ne comprenais pas, elle me disait que le développement personnel est nécessaire à toute carrière. Elle m’avertissait le plus possible. Oh, elle ne réussissait pas à parer tous les coups. Une fois, une réunion se liguait contre moi, elle l’avait su trop tard pour m’avertir, et j’ai eu de l’air folle en public. Cette fois-là, j’avais trouvé çà bien difficile, et six mois ont passé avant que je puisse lui en parler.
« Je sais, tu as parfaitement raison, où étais-je moi, qui aurait du t’aider, t’avertir? »
« Penses-tu que c’est à cause de ta maladie? »
Elle souffrait de la sclérose en plaque.
« Mais non, je pense que j’ai sincèrement cru que tu étais au courant, et quand tu m’en parlais, et que c’était évident que tu ne savais rien, je pense que j’entendais tout simplement ce que je croyais être le cas. »
Je n’ai pas compris de quoi elle parlait. Alors j’ai manqué de vigueur et d’enthousiasme. Chaque fois qu’elle me téléphonait, je mettais plus de temps à lui rendre l’appel. Je me suis arrangée pour saboter nos dîners du vendredi, qui avaient été sacrés pendant des années, pour ne plus avoir affaire à elle. Et puis, quand sa petite amie est morte, j’ai mis un bon dix jours à lui envoyer une carte de sympathie.
Alors, quand je l’ai vu arriver après la mort de Mladen, je lui ai demandé pourquoi elle était venue.
« Parce que c’est inconcevable pour moi de laisser quelqu’un souffrir seul. »
Mystère, un autre mystère.
Je pense qu’elle a réussi à augmenter ma valeur marchande. Ma valeur marchande…Lorsque j’ai entrepris le service de la recherche, c’était juste pour aider au développement de certains produits. Je me suis assise, un beau jour, et j’ai commencé à mettre sur papier une espèce de processus pour analyser les problèmes de notre clientèle. Nous, nous avions trois sections : les conseillers en administration, les ingénieurs, et les conseillers en marketing, mais c’était que les conseillers en administration qui avaient les meilleures chances de faire de l’argent. Sauf qu’ils ne performaient pas. Moi, j’avais mon idée là-dessus. Depuis le temps que je travaillais avec Marie, j’avais compris comment m’y prendre pour analyser rapidement un problème et proposer une solution. Je suis retournée, en bonne autodidacte, dans mes cours sur l’antiquité grecque que j’avais lue avec les sœurs.
J’étais bien la première à être surprise de voir que les religieuses avaient pu m’enseigner quelque chose d’utile. Ce n’est qu’avec le temps que je me suis bien rendu compte que tout peut servir. Bref, je suis retourné à ce vieux concept de la mètis, de la façon de penser des vaincus et des femmes, que les Grecs de l’Antiquité avaient mis de côté. C’est bien de cela que je me servais presque tous les jours, des ruses de l’intelligence. Sauf que, au moment où je m’y suis mise, personne ne l’avait encore codifié.
C’est avec çà que j’ai fait fortune. Personne n’y avait pensé, dans les couloirs du pouvoir, parce que les impuissants et les femmes n’y avaient accès que dernièrement. Les petits et les pauvres qui avaient réussi à passer dans les couloirs du pouvoir réel étaient si peu nombreux qu’ils s’empressaient de se fondre dans la moyenne, afin de passer le plus vite possible parmi les riches et d’oublier leurs antécédents le plus vite possible. Pas moi. Snob, je l’étais, mais je conservais au cœur une certaine préoccupation pour ceux qui avaient souffert dans la noirceur et l’isolement. Çà, au moins, je connaissais çà.
Si je ne donne pas ici d’exemples, c’est que je ne veux pas vendre le morceau pour rien, même pas dans un journal intime.
Une fois le filon découvert, j’ai eu tout de suite immensément confiance que cela marcherait, mais cela m’a pris du temps à découvrir comment. Je me suis jetée à l’eau tout de suite. Je me suis mise à lire tout ce que je pouvais. Toutes les méthodes étaient bonnes pour exploiter l’idée. Une fois développée, bien sûr, j’ai eu toutes les misères du monde à convaincre les patrons que je pourrais en faire quelque chose de rentable.
Je me suis mise à arriver au bureau vers quatre heures du matin. Je me couchais tôt, j’entrais au bureau lorsqu’il n’y avait personne pour avoir le temps de réfléchir, et ensuite je me mettais devant mes brouillons, à dessiner, à reprendre, à faire avancer. À l’arrivée du premier employé, je rangeais tout cela soigneusement sous clé. Au début, les séances de travail ne duraient que trente ou quarante minutes. Je dessinais avec peine mes petits diagrammes, mais je manquais de clarté dans les idées. J’entendais Sœur Claudette citer Boileau : « Quand une chose est comprise clairement, les mots pour le dire viennent aisément. »
Je rédigeais avec soin phrase par phrase les éléments du processus. J’échafaudais tout çà. Je me reprenais, je recommençais. Il n’y avait personne pour me conseiller, et tout le monde pour me dire que je perdais mon temps. J’ai appris presque tout de suite à faire ce travail sans rien dire, sans témoin, pour ne sortir à la fin que le produit fini. Que personne n’a compris.
J’ai mis trois ans de ce travail de bon matin avant d’avoir quelque chose que je puisse toucher du doigt, pour ainsi dire. Je n’avais rien que des diagrammes cellulaires que je suis allée montrer à notre plus vieux chercheur. Un laid petit gros qui bégayait et qui arborait des boucles: je ne veux pas dire une permanente, mais une boucle au lieu d’une cravate, comme les hommes en redingote en portent dans les peintures. Son nom était Edouard Rappoport, un immigrant russe de la vieille école, mais tout le monde l’appelait d’un surnom crû, mais universel: Rot. Il aimait raconter comment il avait mangé à sa faim pour la première fois en descendant du navire, à Halifax, et à l’affection pour le Nouveau Monde qui lui était venu après son premier rapport, très sonore, très satisfaisant. Cela lui est resté.
« Rot, j’ai quelque chose à te montrer. »
« Viens-t’en, ma belle chérie. »
Rot m’appelait toujours sa belle chérie, il appelait toutes les femmes ses belles chéries, de la plus jeune à la plus vieille. Depuis son veuvage, il portait son affection vers ses deux filles, ingrates comme celles du Père Goriot, et vers toutes les femmes qu’il rencontrait.
« Je pense à développer un nouveau processus de gestion, mais un processus au sens large. »
« Tu as quelque chose sous le bras, montre-moi çà tout de suite. »
Rot s’intéressait aux nouvelles idées, mais il voulait toujours les voir par écrit. Je pense qu’il ne faisait pas confiance aux paroles. Sous le bras, j’avais enroulé mon long diagramme du processus. Tout un diagramme : il comptait onze pages à la verticale.
« Cela a du te prendre des heures, faire çà. »
En effet, j’y avais mis beaucoup de temps, à essayer autant à me comprendre moi-même que de faire comprendre cela aux autres. J’étais restée plusieurs fois debout une partie de la nuit, incapable de dormir à cause de l’afflux des idées.
« Explique-moi cela. »
J’ai fait de mon mieux, je savais que c’était là le grand test.
« Donne-moi donc un exemple. »
J’en avais un fin prêt.
Il m’a regardé par-dessus ses lunettes. Il n’a dit qu’un mot.
« Brillant. C’est toi qui a pensé à çà ? »
« Ben, oui. »
« Wow. »
« Tout le monde va pouvoir se servir de çà, des bûcherons aux p.-d.-g. »
Sur le coup, je n’y croyais presque pas. Plus tard, je trouvais cela rassurant, d’entendre cela alors qu’autour de moi, on se demandait pour quoi je passais tant de temps tôt le matin avec mes papiers et mes crayons. Je pensais mieux sur papier. Moi, l’ordinateur me retenait.
« Il y a là un changement fondamental dans les façons de faire, Mim. »
« Oui, c’est un changement très simple, mais très puissant – au lieu d’analyser sans arrêt l’acteur, on analyse l’action. À partir de ce moment-là tout devient beaucoup plus facile à comprendre, et cela règle tout un tas de problèmes. »
« Çà n’a l’air de rien, mais cela opérer des changements à bien des niveaux. C’est comme quand Galilée a postulé que la terre tournait autour du soleil, plutôt que de dire que les planètes tournaient toutes autour de la terre. Les observations devenaient alors très simples, presque élégantes. Ton processus, il est élégant. En plus.»
En voilà un revirement, depuis mes efforts rationnels et scientifiques, à l’élégance, maintenant. Mais Rot avait parfaitement raison : l’élégance était un critère important pour les utilisateurs, qui chercheraient quelque chose de simple, mais aussi d’agréable à employer.
« Maintenant, il te faut faire l’expérience, au moins une fois, pour voir si cela marche. »
Merde. Je savais que nous en viendrions là un jour, aux applications concrètes, et c’est ce qui me faisait peur. Je ne voulais pas dévoiler mes travaux à qui que ce soit. J’avais tout d’un coup une espèce de pudeur, une crainte que l’on ne me découvre sous un nouveau jour, que l’on ne me perçoive vraiment, pour la première fois. Mais le projectile était lancé, je ne pouvais plus m’empêcher d’aller aussi loin que possible.
Je n’avais que trop raison. J’ai vécu cela en montrant çà à l’équipe des conseillers en gestion.
Je suis entrée dans la pièce, et il y avait une vingtaine de personnes, dont une seule autre était une femme, âgée de plus de soixante ans. Elle a présenté avant moi. Elle était habillée comme un pied, avec une jupe beaucoup trop courte, presqu’une mini, découvrant ses jambes arquées. On n’a pas trop fait de cas de ce qu’elle disait. Dans l’après-midi, c’était à mon tour. En me levant, l’organisateur m’a dit que j’avais 1heure et quart devant moi, au lieu des quarante-cinq minutes qu’on m’avait dit.
C’est dire qu’on essayait tout pour me saboter. Mon esprit de contradiction s’est cambré. « J’vas d’y montrer, » comme disait mon grand-père.
J’ai commencé par expliquer mon projet, en donnant des exemples concrets qui seraient sûrs de leur parler. J’avais fait des diapositives pour qu’ils puissent suivre la structure plus facilement. Et puis, est venue la période de questions. Ils se sont jetés sur moi comme une meute de chiens.
« Je peux penser à au moins deux explications alternatives pour tes exemples. »
« C’est le pattern qu’il faut expliquer, pas juste les exemples individuels. »
« Ce serait utile pour les situations concurrentielles, il me semble. »
« Pour tel et tel exemple, j’y étais, et cela ne s’est pas passé comme çà. »
Et puis, je le savais :
« Pourrait-on avoir les diapos, j’ai un client avec qui j’aimerais en parler. »
Après avoir passé deux jours à me présenter à chaque pause à quelqu’un d’autre, j’ai été assiégée pour le reste de la rencontre. J’ai présenté un mercredi. Le lundi suivant, mon processus était devant la clientèle.
Toujours est-il que j’ai décidé de faire mon premier essai avec les outils avec une situation qui était déjà résolu. Je me suis dit que, comme cela n’intéressait personne, cela ne nuirait à personne non plus. Il s’agissait d’un de nos plus gros clients, retiré maintenant, Pierre Pélageau.
Pierre Pélageau était un franco-Ontarien qui avait hérité de son père une seule fonderie. Ayant travaillé dans l’entreprise familiale pendant ses étés comme étudiant, il avait occupé plusieurs postes dans l’entreprise. Arrivé à trente ans, il détenait la vice-présidence. Une décennie plus tard, c’était la direction générale de l’entreprise. Une fois en place, il avait acheté trois autres fonderies. Il s’était ramassé avec plus de deux cents employés syndiqués, et un chiffre d’affaires annuel de dix millions.
Pour sa grosseur d’entreprise, il avait des pratiques bien particulières. Plutôt que d’emprunter ou de vendre des action pour aller chercher son capital, il hypothéquait une fonderie pour pouvoir acheter la suivante. Même dans ses pires crises financières, il préférait préserver sa pyramide de contrôle, comme il disait. Parce qu’il avait conservé ses bureaux-chefs en Ontario, il exploitait la liberté que cela lui donnait quant aux rapports rendus publics. Il avait dit à un journaliste autrefois qu’il préférait vendre l’entreprise au complet, plutôt que d’en perdre le contrôle. C’est dire qu’il avait un sang-froid exemplaire : il recommençait à emprunter à l’interne même quand les taux d’intérêt augmentaient vite, et il avait risqué plus d’une fois des gros montants. Les analystes chez nous mettaient son jugement en question. Dans la presse des affaires, les têtes d’affiche fusaient : « Pélageau pourra-t-il encore une fois sauver sa peau ? » Les milieux banquaires accueillaient avec plaisir les rumeurs de sa banqueroute. Mais Pélageau n’avait jamais froid aux yeux : il coupait les emplois au besoin.
Moi, je ne le croyais pas matérialiste. Ce n’était pas le yacht ou le Picasso ou la villa sur la Méditerrannée qui l’intéressait. Non, à mon avis, Pélageau voulait bâtir une entreprise qui lui ferait honneur, qui serait un monument à la mémoire de son père parti de rien, qu’il adorait depuis sa jeunesse. Et puis, Pierre Pélageau se mêlait de politique, pas pour un avantage commercial qu’il préférait se fabriquer lui-même, mais parce qu’il croyait qu’un homme politique devait un tribut à un chef d’entreprise.
Selon mes nouvelles idées à moi, Pélageau aurait dû prendre certaines décisions importantes sans hésiter, perçues dans le cadre qui leur revenait, celui d’un plus grand projet. Ses décisions quotidiennes, en tout cas, marchaient assez bien. Mais il refusait de partager avec quiconque une trop grande part de ses réflexions sur son entreprise. Et puis, il était sujet à des considérations autres que purement financière. Son orgueil familial lui servait de profit lorsque l’entreprise marchait moins bien. Moi, je savais que c’était en situation de crise qu’on avait le plus besoin de moi.
Pélageau s’était embourbé dans des conflits de travail avec ses syndiqués québécois. Si les syndicats avaient fait la grève en juillet, pendant que les fonderies marchaient à fond, c’aurait été le désastre. Si les syndiqués lui avaient donné le temps de changer certaines machines à sa fonderie à l’extérieur, encore une fois il aurait eu de la misère à survivre avec une grève. Mais Pélageau voulait avoir une intégration régionale de ses fonderies, avec une spécialisation des travaux selon le type de matériau et de pièces à produire. C’était çà, son objectif. Ce n’était pas un praticien parfaitement raisonnable en affaires. Par contre, il avait une vision particulière, et cette vision expliquait bien des choses. En bon franco-Ontarien, il ne comprenait pas le nationalisme de ses employés québécois, ni l’aigre-doux des relations syndicales dans la belle province. Et si ses concurrents l’avaient compris, ils auraient tous agis autrement. Ils l’auraient dépecé.
La façon dont Pélageau menait ses relations de travail n’avait rien de rassurant pour ses employés. Son attitude était nettement celle d’un adversaire et d’un ennemi aux droits syndicaux. Au tout début de sa carrière, Pélageau ingénieur avait inauguré des procédés expérimentaux qu’il avait ensuite donné à la sous-traitance, recherchant une main d’œuvre plus spécialisée, et l’annonce avait été faite en pleine négociation syndicale. Niaiseux. Pendant la grève qui avait suivi, Pélageau avait annoncé l’acquisition d’une nouvelle fonderie dont le personnel n’était pas syndiqué. En trois ans, il a encaissé cinq arrêts de travail.
Les syndiqués s’inquiétaient du développement technologique qui les obligerait peut-être à déménager d’une ville à l’autre pour conserver leurs emplois, et aussi pour les pertes d’emplois successives. Pélageau, comme bon lui semblait, faisait un point de presse où il annonçait qu’il congédierait tous les travailleurs pour bris de contrat qui oseraient s’y opposer. Le sydicat était en maudit de se faire prendre les culottes à terre. Ce n’était rien pour améliorer l’atmosphère. Pélageau procédait à sa production urgente pendant les deux semaines des vacances établies par la convention collective, passant outre l’embauche des syndiqués intéressés. La fonderie à haute technologie, surnommée forteresse Pélageau parce qu’elle avait des murs hauts de huit pieds, un fossé tout autour, et des barbelés, était secouée par les conflits. Visiblement, M. Pélageau se rappelait des histoires de son père, qui avait été mineur à Asbestos pendant la grève des années quarante, mais il se considérait chevronné, et il ne voyait plus les énormités qu’il commettait.
Ses travailleurs ont longuement protesté au ras les barbelés, et la fonderie est devenue le symbole des sacrifices que l’on exigeait d’eux. Je l’avais vu venir. La police a été obligée d’intervenir. Et Pélageau a jeté de l’huile sur le feu en congédiant cent cinquante travailleurs. La chef des syndiqués, Ginette Lépine, s’est senti obligée de faire appel à la solidarité d’autres syndicats. Les grèves tournantes ont faites la une des journaux. Les divisions syndicales ont fait rage dès la seconde offre de Pélageau – la peur avait saisi les travailleurs – et les dirigeants ont du faire volte face. Ils ne l’ont jamais oublié.
Pélageau s’est ramassé avec la réputation d’être rapace, et il n’a jamais craint l’opinion publique. Voilà avec qui je devais travailler, le client le plus important que l’on m’ait donné dans ma carrière. Sans même y penser deux fois, je me suis précipitée avec mes nouvelles idées. C’est juste si je ne lui ai pas proposé de faire du tricot pour les sinistrés de la Croix-Rouge.
Je lui ai, en fait, proposé une stratégie. Je lui ai dit d’arrêter de se mettre à dos tout le monde qui ne pensait pas comme lui, mais de se prendre plus pour un juge dans un concours de beauté. Je lui ai dit quoi faire au moins un peu. Non pas qu’il ne savait pas ce qu’il voulait, mais il y avait bien moyen de mettre ensemble ses objectifs et les objectifs de ses employés. Je l’ai convaincu de prendre la moitié de ce que ces conflits de travail lui coûtaient par année, et de le donner en augmentations et bénéfices pour les petites gens. Je lui avais dit de ne pas narguer inutilement les syndicats, mais de respecter plus (ou de manquer moins souvent) aux conventions collectives. Cela aussi, cela lui a sauvé de l’argent, un argetn qu’il cherchait pour faire expansion technologique. Il a menti aux syndicats, avant mon temps, mais pas après. Un peu plus tard, il a changé sa politique et il a été plus honnête.
Le stress me tuait, c’est évident. Je me plaignais à Mary Peter d’avoir mal dans le dos, mal à l’épaule, mal aux pieds et un bond jour elle en a eu assez.
« Écoute, ma chère, je t’ai parlé à plusieurs reprises de mes massages, alors va donc le voir, tu iras mieux, tu pourras travailler de plus longues heures à ton bureau. » J’ai téléphoné au mari d’une amie, Wayne, qui était lui-même masseur, et il m’a recommandé Mladen Milanovic (prononcé Milanovitch, comme la gymnaste étoile du temps, Nadia Comaneci, c’est Comanetch). « Oui, il est très complet dans son approche, il sait ce qu’il fait, il est bien. » Alors j’ai pris rendez-vous.
La clinique était en bas de la rue des bureaux étaient, et lorsque je suis arrivé devant la clinique, il s’agissait d’un édifice ordinaire, en briques grises. La porte vitrée donnait sur six marches, qui menaient à un demi-sous-sol. Je n’ai jamais souffert de l’humidité. À l’étage, il y avait une esthéticienne et une coiffeuse, mais Mladen était seul dans sa clinique. La salle d’attente était meublé de deux divans, du genre dont on ne peut pas se lever facilement parce qu’ils sont et trop profonds et trop mous. Il me donnait mal dans le dos, mais Mladen ne faisait que rarement attendre ses patients.
Lorsque je suis arrivé, Mladen sortait de la seconde pièce de rangement. J’ai tout embrassé du regard : le t-shirt blanc, les pantalons blancs aussi, pour faire clinique et, pour moi, un peu rassurant. Grand, un bon cinq pieds et dix, des cheveux châtains, des yeux pers, un nez de faucon, des lunettes, les lèvres modelées. Le physique musclé: des épaules, des bras, des jambes, une poitrine. Ah, une poitrine…J’ai dû me secouer.
J’ai mis mon manteau sur les crochets à l’entrée, j’ai enlevé mes souliers et je les ai placé sur le petit tapis de plastique.
« Je suis Mim Massey-Dome, vous devez être Mladen? »
« « Mladen », oui. »
« Ah, le L se prononce comme un i grec. »
« C’est çà, je suis Mladen Milanovic. »
« C’est un nom inhabituel, à quel groupe ethnique cela appartient-il ? »
J’avais l’habitude de poser la question, j’aurais du me retenir sur ce point, la rectitude politique…
« Je suis de mère croate et de père bosniaque. »
Bonté, c’était slave, je m’en doutais, mais il était sans doute réfugié de guerre.
« Ouille ! »
« Ce n’est pas si pire que çà, » en riant.
« Vous n’avez presque pas d’accent, vous êtes ici depuis longtemps ? »
« Mais oui, je suis venu il y a plus de sept ans, je suis canadien maintenant. Mais vous, » il vouvoyait comme les Européens, « il me semble vous avoir vu quelque part? »
« Votre visage me revient, aussi, mes bureaux ne sont pas loin, avez-vous affaire à la consultation administrative ? »
« Non. Habitez-vous le quartier ? »
« Pas tout à fait, je suis dans les rues derrière la falaise, en s’éloignant du lac… »
« Est-ce que vous fréquentez le gymnase de la rue Cole ? »
« Oui, mais très tôt le matin, dès l’ouverture à 5 heures… »
« C’est là que je vous ai vu, vous faites de la musculation, n’est-ce pas, de temps en temps ? »
Je ne me souvenais pas du tout de lui, mais j’étais la seule femme jusque vers six heures, alors ces messieurs avaient tout le loisir de me reluquer, surtout que j’avais pris l’habitude de ne pas porter mes lunettes. Je ne voyais donc pas où ces messieurs me regardaient, et cela me permettait d’être seule au monde, finalement. C’est un fléau, avoir des gros seins, cela attire tous les regards…
« Ah, je ne vous ai pas reconnu, c’est que je ne porte pas mes lunettes au gymnase, si je reconnais les gens avant d’être presque par-dessus eu, c’est que je les reconnais à leur silhouette. »
Un très beau jeune homme. Il m’a donné un questionnaire à faire remplir, et puis nous avons discuté de mes besoins. Enfin, pas tous.
« J’ai été agressée dans le passé, et j’ai donc besoin d’établir des limites particulièrement claires avec vous. »
« Comme pour tout traitement, vous avez le droit d’interrompre le traitement, de poser n’importe quelle question, à n’importe quel moment du traitement, aujourd’hui ou à n’importe quel moment à l’avenir. »
« Je vais vous expliquer ce qui me ferait interrompre le traitement. Le mari d’un de mes amis est masseur plutôt que massothérapeute, il n’a pas votre formation. Un jour, il me massait pour peut-être la septième ou huitième fois, et il a massé les ganglions lymphatiques dans l’aine, sans me le demander au préalable. Nous n’avions jamais parlé de ces ganglions-là. Il est vrai que je ne l’ai pas arrêté. Mais une fois rhabillée, je lui ai demandé pourquoi il ne m’avait pas demandé la permission. Il m’a répondu qu’il massait toujours ces ganglions-là lorsqu’il massait sa femme. Ce n’était surtout pas la bonne réponse… »
« Vous dites qu’il n’était pas massothérapeute, où a-t-il reçu sa formation ? »
« Au Vermont. »
« Ah ! S’il avait été formé ici, il aurait su que cette région-là exige un consentement particulier. C’est d’ailleurs ce que je ferais avec vous, si jamais cela se présentait. Mais votre questionnaire n’indique pas qu’il y aurait lieu de travailler là. Il existe certaines blessures qui donnent des douleurs très particulières dans la région génitale, mais il n’y pas de raison de croire que vous en souffrez. Nous pouvons passer à l’examen du mouvement chez vous, et puis on établira ce qu’il y a à faire dans votre cas. »
Son examen était comme celui de tous les autres masso que j’ai connu, mais pour certains mouvements, son chemisier se retirait de la ceinture de ses pantalons, et une belle petite plage de chair, juste au-dessous des côtes, devenait visible. Elle avait l’air velouté. Mon Dieu, qu’est-ce que qui m’arrivait, moi qui ne pensais jamais à rien.
Le premier traitement, ce qui m’a surtout frappé, c’est que, une fois la main posée sur moi, il ne l’enlevait jamais. Même quand il devait changer de position, passer d’un côté de la table de traitement à l’autre, il posait la main sur le dos, et il faisait le tour de la table comme cela. Je savais toujours où il était. Magnifique. J’étais comme dans un cocon. Nous avons pris rendez-vous après le premier traitement pour deux semaines ensuite. Je lui ai dit que je voulais travailler aux deux semaines pendant un certain temps. Sa pratique n’allait pas très bien, il prenait du temps à se monter une clientèle, mais j’ai parlé de lui à bien des gens. Je les voyais bien sourire, en m’écoutant…
Ce qui m’a perdu, finalement, je pense, c’est nos conversations. Nous parlions tout au long du traitement, et ces conversations sont devenues de plus en plus personnelles. Après les préliminaires avant que je ne me déshabille et que je ne m’étende sur la table, Mladen ouvrait toujours la conversation de la même manière.
« Alors, comment s’est passé vos deux semaines ? »
On s’est vouvoyé très longtemps. Cela n’a pas empêché d’arriver aux confidences.
«J’ai eu affaire à quelqu’un à qui j’en ai longtemps voulu, cette semaine. Mais j’ai découvert quelque chose d’évident, j’imagine, pour les autres, mais qui ne l’était pas pour moi : pardonner à quelqu’un c’est-à-dire avoir le respect de la personne et de l’accueillir telle qu’elle est, lâchant le ressentiment, c’est avant tout bien pour soi. Aime ton ennemi comme toi-même, je pensais que c’était pour les autres. Mais là j’ai compris que c’était vrai avant tout pour moi. »
« Çà, c’est une leçon que mes compatriotes n’ont pas encore appris! »
On a ri, tous les deux. En fait, plus le temps passait, plus on riait comme des fous. Nous étions ivres, je crois, et on ne peut comprendre le reste de nos comportements que comme ceux deux passagers d’un bateau ivre.
Mladen reprenait vite son sérieux.
« Je ne crois pas à la vengeance, mais il m’est arrivé de mettre dans le trouble. La famille de ma femme avait une entreprise, une compagnie qui posait des pavés faits de briques. Tant que j’étais étudiant, je n’avais presque aucun revenu, et ils m’ont émis plusieurs années de suite un reçu d’impôt pour plusieurs milles dollars, ce à quoi j’avais droit sans payer d’impôt, et ils cachaient du revenu ainsi. »
« Ils ne te versaient pas d’argent directement ? »
« Non, ils ne faisaient qu’émettre ce reçu. Et bien, l’année où je me suis séparé de ma femme, je les ai avertis que je refuserais ce reçu. Ils ne l’ont pas repris pour le modifier. Alors lorsque j’ai fait mon rapport, j’ai désavoué ces revenus. Lorsque Revenu Canada m’a demandé si cela était déjà arrivé, j’ai dit la vérité. »
« Mon Dieu, rien de pire que le fisc ! Une fois identifiés comme fraudeurs, les bureaucrates vont revenir à la charge chaque année. Ils n’auront jamais la paix ! »
« J’ai l’impression qu’ils ne l’ont jamais eu. Ils ont fini par déménager en Australie. »
On a ri comme deux fous ivres.
Il n’y avait pas que ce genre-là de confidence. Il me parlait de ses petites amies aussi. Il me parlait des petites jeunes avec qui il sortait, ces petites jeunes qui n’avaient peut-être que sept ou huit ans de moins que lui, mais avec qui il sortait. Je ne pensais à rien, mais il me disait parfois:
« C’est bien agréable d’être intime, mais qu’est-ce que cela me donne, à plus longue échéance. Il faut pouvoir converser. »
Mais nous parlions aussi de beaucoup d’autre chose, on parlait de tout, de politique, d’économique. J’avais l’impression parfois qu’il m’admirait comme on admire les professeurs, à l’université, avec une goutte d’idéalisation.
Un peu plus tard, c’était des confidences encore plus intimes. Mladen abandonnait sa réserve professionnelle.
« Alors, comment cela a été, depuis deux semaines ? »
« Bien. J’ai des problèmes au bureau, mais en gros cela va bien. »
« Moi, ma femme me crée des problèmes. Ben, mon ex-femme, nous sommes divorcés. En fait, je viens de recevoir une lettre de son avocat. »
« Ah, oui ? »
« Oui. Elle veut que son nouveau mari adopte mon garçon. »
« Hein? Elle veut que tu permettes l’adoption de ton fils par un autre ? »
« Ben, oui… »
« Mais le vois-tu ? »
« J’ai essayé bien des fois, mais à chaque fois que j’arrivais chez elle pour le voir, le garçon était ailleurs, ou bien la maison était complètement vide. »
« Mais quel est l’ordre de la cour ? »
« La cour a dicté mes visites hebdomadaires, mais elle a déménagé dans le sud de l’Ontario, vers Kitchener, sans rien dire. Alors j’ai pris mon cours de massothérapie à Toronto pour pouvoir le voir. »
« Cela a du te coûter beaucoup plus cher que le collège qui est ici. »
« Ben, oui, mais cela ne m’importait peu. Je veux dire, je vivais déjà avec tellement peu d’argent, je m’endettais tellement vite… »
« Et puis, le garçon ? »
« Mon avocat m’a dit que je pouvais me battre, mais je n’avais pas d’argent, et la famille de ma femme en avait beaucoup. Alors… »
« Mais tu dois vouloir le voir, ce garçon ? »
« Oui, mais cela fait quatre ans que je ne l’ai pas vu, et puis il n’avait que deux ans. Je veux faire ce qu’il y a de mieux pour lui. Et je ne veux pas empêcher la relation positive avec son père. »
« Mais ce garçon, il va te revenir, un jour, te poser tes questions. C’est sûr qu’il va découvrir tôt ou tard qui tu es. »
« Sa mère lui a caché mon existence, il pense que le mari est son père. »
« Du moins, c’est ce qu’elle t’a dit. »
« Oui, c’est ce qu’elle m’a dit. Je suis allé chez l’avocat, et elle a catégoriquement refusé de signer la paperasse, elle disait que c’était contre mes intérêts. Mais la ils viennent de m’envoyer une nouvelle lettre, me menaçant. »
« Wow. »
La fois suivante, il m’a montré la lettre.
Le 15 août 2004
Monsieur Mladen Milanovic
284, rue Pearl
Monsieur,
Objet : Formulaire d’abandon de droits parentaux
Vous avez accusé réception du formulaire susmentionné le 4 juillet 2004. Nous n’avons toujours pas reçu ce formulaire. Si vous ne nous rendez pas le formulaire d’ici le 1er septembre, nous allons demander à la cour d’exiger de vos le versement de la pension alimentaire. Le versement de la pension alimentaire ne dépend pas, comme vous le savez, des contacts que vous entretenez ou pas avec votre fils.
Veuillez, Monsieur, agréer mes salutations distinguées.
Me Pierre Lépine
« Mais qu’as-tu fais avec cela ? »
« Et bien, je leur ai envoyé une copie de mes rapports d’impôt pour les trois dernières années. Cela montre que je n’avais pas reçu beaucoup de revenus ces derniers temps, je ne faisais que lancer ma boutique, après les années d’études. »
« Cet avocat ne sait même pas que tu ne vois pas ton fils. Si tu paies, tu as le droit de le voir. Et de toute façon, vont-ils exiger une pension alimentaire alors qu’ils voudraient que tu n’aies plus aucun contact avec l’enfant ? Devant la cour, tu pourrais expliquer les manigances de la mère. »
« Après quatre ans, je ne suis plus capable d’essayer d’entretenir un lien, de l’affection pour le petit. Il faut que je le laisse aller, je ne suis plus capable d’endurer la situation, il faut que je le laisse aller. »
«En tout cas, conserve tous tes papiers pour t’expliquer avec lui le jour où il te reviendra. »
J’en avais parlé avec une de mes amies, Marie Peters, qui se faisait traiter par lui. Elle n’a pas compris au début.
« Mais c’est un gentil garçon, rien de plus, un gentil huteaudeau, c’est tout. Il me parle de ses petites amies. »
« Je sais bien Marie Peters, mais je le crois, je ne sais pas, un peu trop investi dans ses massages. »
« Il y a quelque chose de très maternel, en lui, ma chère, c’est d’ailleurs ce que l’on recherche chez un masso. Tu te fais toute une histoire avec cela. »
« Tu as raison, mais cela me dérange. »
Mladen revenait souvent dans la conversation, et elle m’a dit un jour :
« Tu as peur d’être obligée de ne plus le voir, parce qu’il est devenu trop proche, trop important. »
« Mais non, tu sais bien que je suis autonome, il y a des massothérapeutes plein la ville… »
Je savais bien que c’était vrai. Je commençais à le craindre, en quelque sorte. Nous devenions amis, et cela me posait question bien autrement qu’un simple thérapeute.
C’est à force de lui faire confiance que je me suis ramassé avec un flash-back sur la table de masseur. Au début cela n’avait l’air de rien. Je suis entrée dans la pièce, et comme je me déshabillais, j’ai remarqué qu’il n’y avait qu’un drap, au lieu de deux, sur la table. Merde, que je me suis dit, je suis déjà déshabillé.
« Mladen, je vois qu’il n’y a qu’un drap, pourriez-vous m’en apporter un autre ? »
« Pardon, j’ai fait la lessive et j’ai oublié d’ajouter le second drap. »
C’est un oubli très naturel, et puis il était unique thérapeute, pas dans une clinique. Je vois bien que ce genre de choses arrive. Il me passe le drap à travers l’entre-ouverture de la porte. J’étends le drap toge, et puis le second, et je m’étends.
Mladen frappe à la porte de la salle de traitement, et je lui dis d’entrer.
« Je m’excuse encore une fois de cet oubli. »
« Ce n’est rien. »
Sauf que je crains de ne pas pouvoir respirer, que je crains mes réactions qui vont surgir, monter en flèche. Je ne suis plus sûre de ce qui va venir, tout d’un coup. Je lui dit : « Sauf que je suis en train de faire un flash-back. »
« Est-ce que tu voudrais que je sorte ? »
« S’il vous plaît. »
Mladen sort, mais je ne suis pas plus capable de faire face à mon problème. Les flashs continuent, et il ne semble pas avoir de solution immédiate, bordel. Je rappelle Mladen.
« Disons que je vais essayer de tenir le coup.»
« Est-ce que tu désires toujours poursuivre le traitement pour aujourd’hui ? »
« Oui, oui. »
« Y a-t-il quelque chose de plus que je peux faire ? »
« Non. Je veux juste t’avertir qu’il m’arrive de faire des crises d’angoisse dans des situations comme celles-ci, je ne peux pas prévoir. Elles arrivent de nulle part, et elles repartent tout d’un coup, et il n’y a rien à dire, rien à faire, finalement. Mais elles peuvent être violentes, je pourrais me mettre à trembler si fort que je claquerais des dents, que je craindrais de tomber en bas de la table de traitement. Je ne me suis jamais blessée, par contre. Mais je ne crois pas actuellement que ce soit à craindre. »
J’ai poursuivi le traitement, et je faisais vraiment attention pour cacher mon sentiment le plus possible, pour retenir le flot, pour l’endiguer. Une fois rhabillée, je lui ai expliqué : « Je sais d’expérience qu’il est possible que j’ai une réaction après coup. Il y en a deux possibles qui sont pertinentes à mon prochain rendez-vous. Soit que tout ira bien, et que je vais pouvoir revenir. Soit que ma réaction sera moins prévisible, et que je trouve difficile de revenir. Il y a deux possibilités à ce moment-là. Soit que je vais avoir besoin de te téléphoner pour t’avertir de ce qui se passe, parce que je pourrai identifier des besoins spécifiques et clairs. Soit que je te dirai au téléphone qu’il soit possible que j’aie un flash-back en m’en venant, ce qui veut dire que je pourrais possiblement être en retard, ou annuler à la toute dernière minute. Voilà. »
« Je voudrais une fois de plus m’excuser… »
« Il n’y a vraiment pas de quoi, Mladen. Je veux dire que ce n’est pas de ta faute. Ce n’est pas plus de ta faute que si j’avais une allergie rare, dont je ne t’avais pas parlé, que tu ne connaissais même pas, et que ton eau de Cologne aurait provoqué. Tu t’es comporté d’une façon parfaitement ordinaire, parfaitement adéquate. Ce qui arrive devait arriver, voilà tout. »
Lorsque je suis sortie de la salle de traitement, le prochain patient de Mladen attendait déjà. Il avait les yeux rivés, bien sûr, sur la porte de la salle de traitement. Je me suis dit qu’il avait l’air un peu inquiet, avec le dos très droit au lieu de s’affaler sur le divan, et le regard qui embrassait tout d’un coup. Je me suis dit aussi qu’il s’était trompé sur la nature du massage, car il mangeait Mladen des yeux. Ce n’était pas la première fois, je m’imagine que Mladen avait l’habitude d’expliquer la nature de son travail aux gens d’une ville qui n’avait encore pas son petit massage parlor, services de détente pour hommes d’affaires surmenés. Ce n’est que lorsque j’ai été sortie de la clinique que j’ai poussé un profond soupir de soulagement. Il m’avait fallu tout mon petit change pour maintenir la façade, pour empêcher tous ces souvenirs de me submerger. J’ai pris un café très fort dans le premier restaurant que j’ai vu, très fort, avec quatre sucres.
Cela ne m’aura pas pris très longtemps. Après deux ou trois jours, j’ai été obligé de lui téléphoner. Ce qui s’est passé en moi, je l’ignore, mais tout ce temps que je croyais que nous étions purement platonique, je m’étais vraiment trompé d’adresse.
« Je voulais juste t’avertir que mon angoisse avait continué d’augmenter, donc il est possible que je ne me présente qu’en retard, ou même pas du tout, je ne peux pas prédire ce qui va se passer. »
Le vrai problème, c’est que je voyais cette étape de le laisser me voir en flash-back, en crise d’angoisse, comme un maladif pas en avant dans notre intimité. Je serais aussi intime avec lui, après, que si nous avions fait l’amour, plus même parce que je pourrais faire l’amour sans que le gars n’entende parler de rien, mais une massothérapie, cela requiert autre chose.
En me rendant à pied, j’ai du m’arrêter pour ne pas perdre connaissance deux ou trois fois. Dans le quartier des affaires, trouver ou s’asseoir inopinément, faut le faire. Je me suis juchée deux fois sur les petites bordures de rien des vitrines, peut-être un pouce de large en tout et partout, sans compter la barre de poussière que je m’attendais à voir sur ma jupe bleu marin. J’ai pris deux ou trois profondes respirations la main sur le bouton de porte, et j’ai chancelé en entrant. Mladen s’est levé de derrière le bureau de réception dès qu’il m’a vu. J’ai rencontré son regard, et j’ai été obligée de m’asseoir sur la dernière marche de son entrée.
« Est-ce que cela va ? »
« Oui, Mladen, c’est juste que je suis faible. Il m’arrive d’avoir les jambes faibles quand je suis angoissée. »
« Veux-tu que je t’aide ? »
« Non, merci. Écoute, en général, je reste consciente peu importe les manifestations d’angoisse, mais je te dirai ce que tu auras à faire. Ne t’inquiète de rien, je te dirai ce dont j’ai besoin. Il se peut que cela me prenne du temps à pouvoir te le dire. Il se peut que je ne puisse pas parler ou comprendre, mais cet état est temporaire. »
Mladen, Mladen, Mladen, je te cherche mais je ne sais pas où tu es maintenant. J’aurais voulu n’importe quoi plutôt que de voir tout à coup que tu étais disparu. J’ai été avec toi jusqu’à la fin, bien sûr, mais je me sens encore comme si tu n’étais que déménagé ailleurs, je ne sais pas comment dire. Après six mois, je suis tout de même passé devant la devanture de ton ancienne clinique, et cela m’a fait un coup de voir que la pancarte n’y était plus, même si un nouveau masso y était. On a du vendre ton ordinateur, ta table, tout l’ameublement de tes locaux en même temps, sans compter la clientèle qui te restait après ta maladie. J’aurais voulu passer au second, dire bonjour à ta mère, mais je ne savais que trop bien que je n’existais plus pour elle, Rose Milanovic, coiffeuse et propriétaire de l’édifice. Aux premiers jours, jusqu’à ton camion lui appartenait, c’est tout juste si tu n’allais pas encore chez elle faire ton lavage. Je ne fais que revoir nos moments ensemble, et je ne sais que regretter ce qui s’est passé ensuite. Je voudrais croire en Dieu, il me semble, cela me réjouirait, cela me réconforterait, je pourrais au moins croire que je te reverrais vaguement, un jour. Mais je suis une de ces femmes qui ne sont pas capables de conserver le souvenir sans avoir la présence physique. Ce que j’ai le plus aimé, le plus chéri, en toi, c’est ton corps, c’est ta force, c’est ta santé, mon chéri, et c’est encore cela qui me manque le plus. Bien sûr, c’est que tu m’as aimé avec ton corps, c’est que tu m’a embrassée toute entière, qui fait que je t’ai aimé, mais sans ta présence, son odeur, le goût de ta salive sur mes lèvres, je ne sais pas si je peux te rester fidèle, rester fidèle à ta mémoire. Je voudrais sentir à nouveau la chaleur de ton corps les matins d’hiver, où je me blottissais les orteils contre toi. Je voudrais pouvoir à nouveau repasser mes mains sur ta poitrine, sur tes hanches, sur tes cuisses. Je voudrais te traiter de paresseux, à nouveau, parce que tu ne me laissais pas quitter le lit pendant des fins de semaines entières…
Mais il faudrait bien que je me rende au moins jusqu’à la première fois que nous avons fait l’amour. Comme je le craignais, je me suis mise à faire de l’angoisse devant Mladen. J’ai compris, plus tard, pourquoi j’avais fait ces angoisses: c’est que je sentais bien l’attirance grandir, mais j’en avais peur, elle ne me convenait pas, je voulais me voir ailleurs, et pourtant je poursuivais toujours le traitement. À part le fait que je me suis écrasée en essayant de me rendre au comptoir, j’étais en train d’écrire son chèque lorsque je me suis sentie partir.
« Est-ce que çà va, veux-tu que… »
Et moi de dire : « Oh, oh, oh… »
« Dis-moi ce que je peux faire… »
Mais Mladen avait déjà raté l’occasion, je me suis ramassée à genoux, je n’ai pu que regarder le comptoir me passe devant les yeux à la verticale, à mesure que mes genoux fléchissaient. Je me suis retenue sur le plancher, à deux mains, et je ne pouvais que haleter.
« Est-ce que tu as besoin d’aide? Puis-je te soutenir ? » A dit Mladen.
« Non, non. Surtout pas, je vais en revenir, ce ne sera pas long. »
« Laisse-moi t’aider à t’asseoir, au moins. »
« Non, non, cela va. »
Je me relève difficilement, je chancelle à mi-chemin, mais je suis toujours bien revenue sur pied.
« Je vais me changer, » dis-je, en essayant d’avaler pour me soulager la gorge. J’ai chancelé.
Lorsque Mladen est entré, j’aurais voulu le préparer, lui dire quelque chose, mais non. Les tremblements ont commencé tout de suite, c’est comme si je tombais dans un trou noir et profond. Mes mains tremblent, mais tout de suite les tremblements deviennent plus violents, et ce sont les mains entières qui s’agitent comme de la guenille. J’essaie de me retenir, je serre les dents, j’ai au début l’impression de simplement frissonner, mais cela continue d’empirer. Ma mâchoire raidit, et puis mes dents se mettent à claquer. Pas discrètement, mais le genre de claquement que l’on entend à trois pas de distance. Des castagnettes. Les jambes elles aussi tremblent, puis s’agitent de mouvements que je ne contrôle pas. Là j’ai dit :
« Il se peut que je tombe en bas du lit. »
A ce moment-là, Mladen a étalé ce qu’il avait de couvertures et de coussins autour de la table, sans rien dire. Il n’en avait pas assez pour faire le tour de la table de traitement, mais il n’est pas sorti. Il a du craindre de me laisser seule. Là c’est tout mon corps qui s’est mis de la partie, j’ai rebondi depuis les hanches sur la table, les épaules aussi, rien de synchroniser, comme un épileptique ou comme un pantin dont on saisit les ficelles tout à coup, pour ne les relâcher et les reprendre, sans arrêt. J’ai dû me mettre à tanguer. J’ai entendu un bruit sourd, mais c’est juste si je l’ai entendu. Après coup, j’ai bien vu que Mladen avait repoussé une chaise juste avant que je ne me ramasse au sol. Cela n’a pas interrompu mes violents tremblements, mais une fois par terre, j’ai perdu le fil des évènements. Mladen m’a parlé mais je n’entendais que des jappements, comme si les fils échancrés des écouteurs m’empêchaient de l’entendre de façon suivie. Je tremblais, je tremblais, et puis j’ai saisi les draps autour de moi et je me suis précipité contre le mur du fond, dans le coin, et je crois bien avoir essayé de me faire la plus petite possible. Encore des jappements, mais cette fois, à force de répétition, j’ai bu qu’il me parlait. C’était des mots, mais je ne les reconnaissais pas. J’ai pense un instant qu’il me parlait en anglais. J’ai dit :
« Je ne comprends pas. »
Je tremblais, je tremblais, je parlais avec peine, les mâchoires me claquaient toujours. Et puis j’ai entendu Mladen dire :
« Puis-je venir près de toi ? »
« Non, non, non. »
J’ai crié ma réponse. Il est sorti. J’avais froid, mais j’étais toute rouge, je continuais d’haleter. Mladen est venu près de moi, et il a lancé sur moi une couverture. Il l’a lancé comme on lance un filet de pêche, afin de ne pas me toucher. Il s’est accroupi pour être à ma hauteur, mais il n’a pas avancé. Il m’a regardé m’enrouler dans la couverture. Il a compté mes respirations, et il a dit :
« C’est mieux, Mim, tu va mieux. Tu es très brave, tu vas aller mieux. »
J’évitais de le regarder, j’avais peur de rencontrer ses yeux, j’étais gêné de toute cette aventure.
« J’ai un peu soif. »
Mladen est revenu avec un verre d’eau, et aussi une débarbouillette trempée. Quand j’ai pris le verre, j’ai touché un peu sa main avec la mienne. J’ai bu. Il a dit :
« Bravo, tu es très forte, bravo, ma chère petite Mim. »
A cinq pieds et dix, je n’avais pas eu grand monde dans ma vie pour m’appeler « Ma belle petite. » Il a dit :
« Lorsque tu seras plus remise, étends-toi pour te reposer. »
J’ai déposé le verre de carton à côté de moi, je me suis étendue tant bien que mal, enroulée dans mes draps et ma couverture, mais il n’y avait que ma tête qui dépassait. J’ai fermé les yeux. Il a posé doucement la débarbouillette sur mon front. L’eau était fraîche, cela m’adoucissait la vie. Il l’a reprise, et il l’a reposé sur le coté de mon visage. Il a recommencé. Et puis, j’ai senti la chaleur sur une joue. Il m’a embrassé le coté qu’il venait d’éponger. Je n’ai pas osé ouvrir les yeux, j’étais au bord des larmes, confuse, et épuisé, et épeurée, tous ces évènements me dépassaient. Et puis, presque en réflexe, je l’ai cherché avec ma main. J’ai trouvé sa main, il a du encore une fois la poser près de moi que je puisse la trouver à tâtons. J’ai dit :
« Merci. »
Il a renversé sa main, de sorte que ma paume était sous la sienne, et il a posé son autre main sur le dos de ma main. J’étais embrassé. Il a dit :
« Je t’aime, Mim. Je ne voulais pas te le dire, mais maintenant, cela faisait de longs instants que je le sentais, et puis, le moment est venu où cela ne m’appartenait plus. »
Comment ne pas répondre à un homme comme celui-là ? Car c’est tout ce qui s’est passé ce jour-là. Il est resté assis à coté de moi pendant une grosse heure que j’ai mis à me remettre. Et puis, il est sorti, sans rien dire de plus, que je puisse m’habiller. Il m’a demandé un taxi, que je puisse rentrer directement chez moi sans danger. J’ai voulu lui dire quelque chose, mais il a dit :
« Non, rien de plus, ma chère. Tu en as eu beaucoup à absorber aujourd’hui. Nous reparlerons de tout çà quand tu seras reposée. »
Il m’a demandé de lui téléphoner pour lui dire que j’allais bien. Il m’a donné son numéro de téléphone. Je suis repartie dans le taxi emmitouflée dans sa tuque et son foulard. Ils sentaient bon le bois de santal. Je ne savais plus quoi penser. Je lui ai téléphoné, mais j’ai été bien contente de n’avoir affaire qu’à son répondeur. Il n’a pas rappelé. Je le soupçonne d’avoir laissé le répondeur prendre l’appel, pour ne pas me surcharger. Mais j’étais obsédée, je ne pensais qu’à lui, j’étais confuse, je ne savais plus quoi penser.
Mais j’en ai parlé à tout le monde. Avec mon amie Marie Peters, en commençant.
« Marie Peters, il a dit qu’il m’aimait. »
« Quoi ? »
« Mais oui, il l’a dit. »
« Mais qui ? »
« Mais Mladen, mon masso. »
« Ton masso? »
« Mais oui, mais oui, mais oui. »
« Écoute, tu ne vas pas le revoir, maintenant qu’il t’a fait des aveux pareils ! »
« Je pense que je l’aime, moi aussi. »
« Hein? Tu ne m’as jamais parlé de lui en ses termes-là, tu veux t’éclater, c’est tout. »
« Et puis, si c’était tout ? »
« Mais çà ne tient pas debout, Mim, écoute, tu n’y verras goutte, tu ne peux pas te lancer dans une aventure pareille! »
« Je veux au moins voir où cela va me mener, tu vas m’accorder cela, au moins. »
« Mais tu ne le connais même pas, lui as-tu fais la conversation, une seule fois, même ? »
« Mais si, pendant le traitement… »
« Pendant le traitement ! Est-ce que vous êtes capable de vous parler en dehors de la clinique, seulement ? »
« Mais oui, mais oui, il m’aime, que veux-tu ? »
« Quel genre d’homme, avec quelle maturité, te dirait des choses pareilles dans un contexte professionnel ! »
« Mais je te dis que je ne veux pas l’épouser, je veux juste… »
« Tu veux juste coucher avec c’est çà, j’ai très bien compris. Mais pourquoi, tout d’un coup? Cela fait combien d’années que tu es célibataire? »
Soudain, j’ai vu qu’elle avait compris.
« Tu as peur de ne jamais pouvoir faire confiance à quelqu’un d’autre, c’est çà, hein. Tu as du faire confiance parce que tu t’es laissé prendre au jeu, et maintenant tu te dis que voilà ta seule chance. C’est çà, hein, J’ai bien compris? »
Je n’ai pas répondu. Je n’ai que repris ma sacoche, et je suis reparti sans finir mon café.
Mais Marie Peters avait tort, j’avais vraiment trouvé quelqu’un de bien, un homme rare et unique dans son genre, et nos prochaines rencontres l’ont bien prouvé.
D’abord, j’ai voulu faire un traitement de plus. Mais plus le temps passait, plus je ne pouvais pas sentir la possibilité de le revoir. Et puis, l’angoisse ne faisait que grandir. Finalement, j’ai laissé un message comme quoi je ne pouvais pas conquérir mon angoisse suffisamment pour le rencontrer. Je me suis trouvé un autre masso, plus efficace encore. Dès que j’ai vu Carlo, que Marie Peters m’avait recommandé, je me suis dit : « Celui-là en tout cas, je ne tomberai pas en amour avec. » Marie Peters approuvait le tout, hein. Carlo était excellent, mais très court, très mince, très nerveux. Tout allait bien jusqu’à ce qu’il se marie, et alors Carlo est parti en voyage de noce pendant un mois, au Chili avec son épouse. Pour le remplacer, il a pris, vous l’avez deviné, Mladen. Ouf! Quand je l’ai su, j’ai fait la grimace sur la table de traitement. Je me suis dit que le sort faisait en sorte que je ne pouvais faire autrement que de faire face à lui, de régler ce qu’il y avait entre nous.
J’ai décidé de voir si je pouvais en fait me laisser traiter par lui. Pendant l’absence de Carlo à la Noël, je me suis blessé et j’ai téléphoné à Mladen pour un rendez-vous. J’ai obtenu le répondeur. En me rendant l’appel, lui aussi m’a laissé un message à la boîte vocale, offrant de me conseiller puisqu’il ne pouvait me recevoir.
« Je me suis blessé en faisant de l’haltérophilie. »
« As-tu de la misère à respirer ? »
« Non. »
« Alors ce doit être les muscles de l’épaule, il faut faire les étirements dans le cadre de porte. »
« Ah, oui ? »
« Oui, oui, c’est cela. »
« Bon. »
« Si tu veux, après Noël, je vais pouvoir te recevoir. »
« Bon, je verrai. »
J’ai eu assez mal dans le dos pour lui demander le traitement. J’ai laissé un message le jour de Noël, et puis il m’a rappelé le lendemain.
« Mais qu’est que vous faites au bureau le lendemain de Noël, vous avez droit à vos vacances ! »
« Je ne faisais que passer au bureau. »
Mais je me suis dit qu’il était rentré juste pour me parler. J’avais su par Marie Peters qu’il avait une petite amie, très jeune, et très jolie, avec une longue chevelure frisée.
Je suis revenu faire un traitement de plus. La situation était vraiment difficile pour nous deux. Je suis entrée, et j’ai dit bonjour, et il m’a dit bonjour. Mais il est resté derrière son comptoir, il n’a rien dit de plus. A cause du froid, j’avais les lunettes embuées, et je ne le voyais pas bien. Il ne disait rien parce qu’il ne savait pas quoi dire. J’avais décidé de le payer d’avance, contrairement à mes habitudes. Comme cela, je pourrais crisser mon camp dès que je voudrais, si les choses se passaient mal.
Je me suis déshabillée, je me suis étendue sur la table de traitement. Quand Mladen est entré, j’ai demandé la couverture, parce que je trouvais les draps un peu transparents, et parce que cela moulerait les formes un peu moins. Il ne m’est jamais venu à l’idée qu’il les connaissait déjà, mes formes.
Je me fermais toujours les yeux pendant les massages, pour me concentrer sur les sensations. Mais cela avait aussi l’effet sur Mladen de le rassurer, de le faire croire qu’il était parfaitement en sécurité, que je ne pouvais pas discerner ses sentiments parce que je n’observais pas son visage. Plus tard, lorsqu’il a compris à quel point je pouvais être vigilante, il a bien ri: de lui-même, et aussi de moi. Mladen a tenté d’entreprendre la conversation, mais j’ai coupé court.
« Comment s’est passé ton Noël ? »
Au lieu de m’étaler longuement sur les Fêtes, j’ai tout simplement répondu :
« Bien, merci. »
Je ne lui ai pas demandé des nouvelles des siennes, ni de ses parents, ni de son frère, ni rien. Il a entrepris un silence à peu près complet pour le reste du traitement. Ce n’est qu’après quelques minutes que je me suis admise que j’étais en fait venu pour vérifier si ses sentiments existaient toujours pour moi. C’est comme si j’avais essayé de poser sa main sur sa poitrine pour en juger les battements de son cœur. La première fois que j’ai sondé, intuitivement, et bien, je n’ai rencontré qu’un mur en lui. Mais après quelques minutes, il s’est détendu, et j’aurais juré que j’entendais ce qu’il pensait. Avant d’entreprendre le massage de la fascia pectorale, il a pensé : « Non, mais quelle femme ! » Je l’ai senti, je ne sais pas pourquoi. Lorsque je me suis reviré sur le dos, il a pousse un soupir de soulagement. Comme s’il était encore plus opaque à mon regard. Lorsqu’il travaillait les trapèzes en grands mouvements suivis, harmonieux, il s’est rappelé à quel point j’aimais cette partie-là du massage.
Par contre, le massage qui durait habituellement plus d’une heure et demie s’est terminé très exactement au bout de soixante minutes. « Et voilà », a-t-il dit. Je suis restée un peu bête. Il m’a montré à nouveau des exercices, et mon regard a encore une fois glissé le long des échancrures de ses vêtements pour admirer le teint parfaitement uni et le velours de sa peau. Il avait mis des mèches dans ses cheveux, cela lui allait très bien. Dès qu’il a repassé derrière côté de son comptoir, je me suis sentie plus en sécurité.
« Tu sais, je regrette beaucoup que je n’ai pas pu revenir plus tôt, me faire traiter par toi, je regrette beaucoup que ma situation soit telle que… »
« Aucune raison de t’excuser, aucune raison de t’expliquer, même… »
Il avait le visage serein, mais je savais bien que ses sentiments étaient toujours là. J’ai vu sur son bureau la photo de sa petite amie, et je me suis dit que la relation avait du progressé plus loin pendant mon absence de six mois. C’est lorsque je me suis dit que j’avais manqué ma chance, que j’ai perdu le fil complètement de ma situation. Je me suis mise à pleurer avant même que je ne puisse me ressaisir, et j’ai porté mes deux mains à mon visage. J’ai chancelé un peu, et je me suis mise à chercher la sortie, mais je n’y voyais goutte, mes souliers étaient loin, à côté de la porte. J’essayais vainement de forcer mon pied droit dans le soulier sans en défaire des lacets, je me suis penché, et j’ai entendu comme de très loin la force de mes sanglots, la force de ma souffrante solitude. En essayant de me relever, je lui ai rentré dans le corps, il avait avancer vers moi pour me donner un Kleenex. J’ai failli tomber, il m’a rattrapé, et je me suis laissé fondre contre sa poitrine. Ah ! J’ai senti là toute la douceur qu’il pouvait avoir pour moi, toute la tendresse, toute la chaleur. Ses bras m’ont enlacé, et j’ai pleuré dans ses bras quelques minutes. Tout à coup, j’ai senti des baisers légers se poser dans ma chevelure.
« J’aime çà quand tu embrasses mes cheveux. »
Mladen a passé la main sur mon front, et puis il a enlevé les cheveux qui me collaient au visage. Je me suis mouché, et puis, il a posé la main sur ma joue. Les genoux m’ont lâché tout de suite et Mladen a dû me soutenir par les coudes. Plus tard, Marie Peters a dit :
« Était-ce extraordinaire à ce point son toucher? »
« Mais non, épaisse, c’est que j’avais peur.»
« Tu l’as embrassé, tout de même. »
« Ben non. C’est venu plus tard. Je l’avais fait attendre pour son premier French.»
Il m’a demandé d’aller prendre un verre avec lui, deux soirs plus tard. J’ai dit oui, surtout parce qu’il m’avait demandé par courriel, et que c’était plus facile de penser
à lui, de prendre des décisions, quand il n’y était pas. Car il existait maintenant pour moi… Tant qu’il me massait alors que j’avais les yeux fermés, tant que je ne lui parlais que lorsque j’étais habillée et debout, en quelque part il n’existait pas pour moi. Je ne peux pas expliquer ce que c’était au juste, mais cela m’est toujours resté. Luc, lui, il n’a jamais existé pour moi. Je n’ai jamais établi la communication entre sa réalité physique et qui il était. Cela m’a coûté cher. Mais Mladen, lui, s’est imposé, il a existé pour moi.
Nous sommes allés à un bar très ordinaire, un bar écossais loufoque dans un hôtel hyper anglo-saxon, où les serveurs portaient des vestes carreautées, mais oui. Du tartan de Balmoral, c’était le bar Balmoral. Mladen avait offert de venir me prendre, mais j’avais refusé. Je voulais absolument tout contrôler, je ne voulais pas me retrouver avec lui dans sa voiture, stationnée quelque part, non. Je ne voulais pas faire la lutte gréco-romaine dans la voiture parce que je voulais descendre sans l’embrasser. Je voulais le revoir, mais je ne voulais pas qu’il me touche.
Je suis arrivée la première, malgré le fait que je déteste faire le piquet dans un bar, pour pouvoir choisir les tabourets plutôt que les tables. Balmoral était encore plus mal illuminé que je ne pensais. Mladen est arrivé, il m’a embrassé sur les lèvres comme si nous sortions depuis longtemps. Il m’a paru encore plus grand que d’habitude, ses mains étaient immenses, il en posa une naturellement sur le bar, alors qu’il tenait de son autre main l’auriculaire et l’annulaire de ma main droite.
Moi, et bien, je m’étais changée trois ou quatre fois avant de me décider, et puis, j’avais au coin gauche de la lèvre inférieure un feu sauvage. OK, j’avais bien mis mon soutien gorge a dentelle noire sous un haut découpé, mais j’avais mis une veste en denim par-dessus. Il s’est commandé une bière, une Gueuse. Je remarquais tout de lui. Il sentait bon. Ses pantalons moulaient ses hanches. Il portait un chemisier Polo, je n’aurais pas cru qu’il pouvait se le permettre, la couleur m’a fait remarqué la couleur de ses yeux. J’avoue que j'étais secrètement soulagée de voir qu’il ne portait pas de boucles d’oreilles ou de collier, ni même de bagues comme tant d’autres. Il avait aussi de petites lunettes que je ne lui connaissais pas. Je l’épiais avec les yeux du cœur. Je l’espérais depuis toujours, un homme qui me comprendrait, mais je le craignais aussi.
« Je suis fier de te voir, Mim, j’avais hâte de te revoir, de voir comment tu allais. »
« Bien, merci. »
J’avais l’esprit comme un fouet, c’était évident.
« Toi, comment çà va ? »
« Bien, très bien. Comment t’es-tu remise de ton dernier traitement ? »
Je voyais bien qu’il passait tout de suite du tac au tac. Il m’avait envoyé un courriel et laissé plusieurs messages sur ma boîte vocale, mais je n’avais pas répondu. Pourquoi, mon Dieu, avais-je accepté alors de le rencontrer ?
« Bien, merci. »
Encore !
« Tu as bien dormi, tu as bien mangé, tu as de l’énergie, tu te sens bien ? »
Dormir, c’est quoi çà? Hier soir, pas question. Les soirs d’avant aussi, mais moins pire. Je me sentais au bord du précipice. Je ne savais plus où regarder. Alors j’ai regardé autour de moi.
« Je ne voudrais pas, Mladen, que l’on sache ce qui s’est passé. »
Merde, je venais de l’accuser d’inconduite professionnelle. Pas l’ombre d’un doute n’a passé dans ses yeux, par contre. Il savait lire le fond de mon âme. Sa grosse main est allée chercher mon autre main, il a joint nos deux paires de mains. Mes mains étaient bien, au chaud, entre les siennes. De belles paumes sèches et chaudes. Il m’a regardé bien dans les yeux.
« Même si je n’étais pas fou de toi, je conserve la confidentialité absolue en ce qui regarde ma clientèle. »
« Passée ou présente ? »
Cela m’a échappé. J’aurais voulu rattraper les mots, mais il était trop tard.
« Je vais te recommander Carlo, mon associé, il est excellent. Je pense qu’à certains points de vue il sera mieux que moi, son approche professionnelle est extrêmement réservée – un finlandais, tu vois, plutôt qu’un latin. »
« Alors je ne te reverrai pas. »
Il m’a serré les mains. Il a souri.
« Pas professionnellement, pas maintenant. Avec ce que je t’ai dit… »
Quel merveilleux sourire il avait tout d’un coup, des dents très blanches, rares chez un européen, mais les lèvres… très belles tout d’un coup. Un héros de roman Harlequin. J’étais dans un roman Harlequin.
« …Je me suis dit que nous nous verrions comme ce soir, à l’avenir. »
Il a pris ma tête très doucement entre ses grandes mains, au toucher si délicat qu’il me faisait frissonner, à penser à quel bon amant il ferait, il a passé le pouce sur mon sourcil. Sa bière est arrivée, il m’a sourit à nouveau, il a relâché une de mes mains, mais pas les deux, je voulais retourner au contact plus complet, j’ai éprouvé la nostalgie du moment d’il y un instant.
Et puis, nous avons parlé de tout et de rien. La soirée s’est vite passée. J’ai oublié mon feu sauvage. Mais je ne voulais parler de rien d’intime. Le chômage chez les jeunes. Nous avons parlé de voyages, et je me suis rendu compte qu’il ne connaissait que sa terre natale, et le Canada. J’avais voyagé beaucoup plus que lui. Et puis, il m’a proposé de prendre une liqueur fine de son pays, et nous avons passé en revue les liqueurs travaillées du bar. Quoique je boive très peu, je connaissais le goût de plusieurs d’entre elles, presque toute comparé à Mladen. Tout à coup, je me suis vue comme il me voyait, plus sophistiquée que lui, je l’éblouissais.
C’est que je me mise à le désirer très intensément. Je sentais tout de lui, le regard, la peau des mains, mon regard glissait partout sur lui, la carrure des épaules, les longs cils, la barbe forte, je me demandais s’il avait la poitrine velue ou satinée. Quand Mladen a appuyé le genou contre ma cuisse, je n’ai pas bronché, je n’ai pas fait signe que je le sentais, même. Mais quand la musique du bar s’est mise à jouer Soul to Soul, j’ai fermé les yeux, un instant, le temps d’absorber les rythmes. Mladen m’a attiré vers lui, son genou a glissé le long de ma cuisse, mais je résistais, j’ai gardé une fesse -- ben, un quart de fesse-- sur le tabouret. Il m’a embrassé. J’ai gardé les lèvres bien serrées, cela ne fait rien, il m’a caressé délicatement le tracé de la lèvre supérieure. Il a posé sa paume chaleureuse sur mon sternum, sur la peau elle-même.
«On part, hein?»
J’ai sorti un bill de cent pour payer la note de huit piastres. Je ne faisais plus attention. Il s’est levé, il a passé devant moi, sa démarche était un peu drôle. Avec l’air frais de l’extérieur, c’est la peur qui a pris le dessus. Quand il m’a murmuré à l’oreille :
« Sais-tu à quelle point tu es belle ! »
J’ai répondu, stupidement:
« Ben, non. Belle, c’est Cindy Crawford, c’est Julia Roberts, il y en a de bien plus belles que moi. »
«La différence, Mim, c’est que toi, tu es une vraie femme, pas une figure de rêve, tu as de belles mains, de belles jambes, de très beaux yeux… »
Il m’embrasse le cou, il pose des baisers à la verticale de mon cou, il descend, il descend. Je me suis désenlacée.
« Je vais rentrer, il est tard, raccompagne-moi à ma voiture, Mladen. »
Il a retenu ma main, décidément, il savait ce qu’il voulait.
« Tu ne veux pas rentrer avec moi? Ou bien, je peux rentrer avec toi. »
J’avais la sueur qui me mouillait mes tempes. Je ne voulais rien de plus au monde que de mettre mes mains sur ses flancs. Mais j’ai dit :
« Non, écoute, je ne peux pas. Je suis fatiguée ce soir, j’ai une journée chargée demain.»
Décidément, j’avais choisi de ne pas laisser une seule occasion passer. Il s’approche très près, mais sans me toucher. J’hume une fois de plus son eau de cologne. Je le désirais comme je voulais aspirer après avoir expirer.
« Après notre soirée, tu peux rentrer chez toi toute seule, te déshabiller toute seule, prendre ta douche toute seule, te coucher toute seule, dormir toute seule, te réveiller toute seule, déjeuner toute seule? Tu pourrais rentrer et dormir paisiblement, sachant qu’il y a un homme qui te désire et qui…»
Je l’ai interrompu.
« Oui, bien sûr que oui. »
Je respirais à peine.
« Je n’en peux plus, j’ai trop peur. »
« Je vois bien çà. »
Mais je n’ai pas vu ce qu’il avait dans les yeux, parce que j’avais déjà tourné et je me dirigeais vers ma voiture. Ce n’est que la peur d’avoir encore plus honte qui a fait que je n’ai pas couru. Tant qu’il le fallait, tant que j’étais devant lui, tant que je devais être en sa présence, la force me retenait, la fierté aussi me gardait en place, m’empêchait de fondre. Mais une fois un peu éloignée de lui, je respirais. Librement. La poitrine étreinte par le désir, ce n’est pas une figure de style. J’avais les côtes dans un étau. Je me suis rendue chez moi, et j’avais l’impression de ne respirer que de depuis les épaules. Je me suis déshabillée, j’ai pris mon bain, je me suis couchée. Je n’ai pas vraiment dormi, je n’ai pas fermé l’œil. Je ne pouvais même pas me masturber, j’en étais incapable. Je suis restée sur mon appétit.
Je me suis remise à l’éviter pendant plusieurs jours, je ne savais plus qui j’étais. Je n’avais aucun fantasme, je n’avais jamais senti un tel désir. Quand je suis allée à la clinique pour mon massage avec Carlo, en entrant, j’ai trouvé Mladen, qui parlait avec la secrétaire. Je me suis cachée le plus possible derrière la porte du garde-robe, pendant que j’enlevais bien lentement mes souliers. Je ne sais pas s’il a vu mon manège. Il a laissé passer. Il m’a laissé des messages, que je n’ai pas pris pour être bien sûre de ne pas l’entendre.
C’est en plein milieu de mon kick qu’on a décroché le contrat avec Mabius, au bureau. Ce n’est pas tant que c’était un gros contrat. C’est que c’était la première excuse légitime que j’avais. Nous avons sorti ensemble, toute l’équipe, comme d’habitude pour les nouveaux clients. J’ai bu deux cognacs italiens, Vecchia Romagna, coup sur coup, sur un estomac presque vide. Je suis allée au téléphone publique, dans l’antichambre des salles de bain, et j’ai composé le numéro de Mladen, je le connaissais déjà par cœur.
« Mladen, c’est Mim. »
« Min, enfin ! Bonsoir, ma chérie, comment vas-tu ? »
« Bien, bien, bien. Je voudrais bien t’inviter chez moi. Ce soir. »
C’était dit tout d’un trait, je ne marquais pas les pauses.
« Bien sûr, amour. Es-tu chez toi comme c’est là ? »
« Euh, non, on fête le contrat de Mabius, j’y serai dans une demi-heure. »
« Tu es en voiture ? »
« Non, je vais rentrer en taxi. »
Je l’avais, ma voiture, mais je tremblais de tous mes membres, je n’allais pas me mettre derrière le volant dans l’état où j’étais…le cognac n’y était pour rien.
« Je t’attendrai en bas si j’arrive avant toi. »
Je ne pense pas avoir répondu, à force de ne pas pouvoir respirer.
Je suis arrivée avant lui, j’ai eu le temps de me changer, de mettre un gilet de coton blanc et mes shorts. J’ai ouvert du champagne en entrant, j’en ai avalé deux verres sans l’attendre. Je l’ai entendu arriver sur le perron. J’ai couru à la porte. J’ai ouvert la porte avec presque trop de force, la poignée a frappé le mur, la vitre a résonné. J’ai croisé tout de suite son regard clair, comme une épée.
Il m’a pris tout de suite dans ses bras et il m’a embrassé. J’ai eu peur qu’il ne sente l’alcool sur mes lèvres.
« Comme tu es belle ce soir. »
J’ai haleté sur le coup, ma cuisse a sursauté. Il a mis la main sur ma taille, il a senti la peau de mon flanc, il l’a caressé. Je me suis collée contre lui et j’ai dit :
« Je suis prête… »
« Chut, chut…lentement. Je veux savourer. »
Mladen m’a embrassé à nouveau. Je l’ai poussé sur le divan, nous avons trébuché plutôt que nous avons marché. Mais il a regardé la bouteille, le verre sur la table, celui que j’avais à la main, il m’a regardé sans rien dire prendre une gorgée de plus. J’ai remis le verre sur la table, je me suis assise à califourchon sur lui, j’ai retiré mon gilet, je n’avais rien en dessous, j’avais la poitrine nue, je me suis collée contre lui. Il m’a enlacé. Il ne m’a pas embrassé. Il me tenait dans ses bras. Il ne m’embrassait pas. Je me suis mise à lui embrasser le cou, à déboutonner sa chemise. Il a retiré ma main. Il m’a serré dans ses bras à nouveau. Il me dit au creux de l’oreille :
« Je ne fais jamais l’amour avec une femme qui est saoule. Non, non, Mim… »
Alors que j’essayais de l’embrasser sur la bouche…
« Ma chérie, tu es très belle et tu es très attirante, et je t’aime, tu le sais, je t’aime d’amour. Mais je ne veux pas que tu regrettes quoi que ce soit. »
Je ne l’ai pas cru, je me suis dit qu’il changerait d’idée. Je suis restée collée contre lui, à lui embrasser le cou, à le serrer dans mes bras, mais il n’a jamais bronché. Il m’a laissé me reposer contre lui. Il m’a porté au lit et il m’a abrié. Il m’a embrassé, il m’a dit qu’il fermait la porte à clé, qu’on en reparlerait.
Marie Peters, après, à qui j’ai conté notre première nuit, me disaient toujours :
« Mais, vous avez fini par le faire, tout de même, hein ? »
Mais non, nous n’avons rien fait. C’est après notre deuxième sortie qu’il m’a dit, éventuellement :
« Viens donc, il est tard, on va aller se coucher. »
J’ai dit que j’allais prendre mon bain. Il ne m’a pas laissé toute seule, il s’est assis là pendant que je me suis lavé, il a vu tous ces petits bourrelets autour de ma taille que je n’aime pas. Moi, je chancelais, j’avais vide la bouteille de champagne à toute vitesse. Je me suis couchée pendant qu’il se déshabillait, il m’a rejoint dans mon lit, il était nu, je l’ai senti tout de suite lorsqu’il m’a pris dans ses bras. Il m’a caressé les cheveux. Quand je me suis retournée, j’ai senti son érection sur ma cuisse, j’ai posé la main sur lui, et il a fait :
« Non, non, Mim, on peut dormir. »
« Mais tu as envie, il faudrait bien…Je veux dire, tu ne peux pas t’endormir comme çà. »
« Mais oui, cela va finir par s’en aller. »
Il parlait le français avec un accent, je l’avais remarqué un peu avant, mais cela m’apparaissait comme neuf.
« Ne t’en fais pas. »
« Mais j’ai toujours entendu dire qu’un homme devait, s’il lui arrivait… »
C’est moi qui manquais de mots, maintenant.
« Mais non, cela ne rend jamais personne malade. Cela ne fait pas mal. Ne t’en fais pas, il y en aura bien d’autres. »
Je me suis dit que, finalement, il avait bien raison.
Je me suis réveillée à ses côtés, le lendemain, et j’étais contente, c’est vrai, de ne pas avoir fait l’amour par crainte de ne pas pouvoir me reprendre, pas crainte de ne pas pouvoir me rendre jusqu’au bout une autre fois. Mais j’ai bien vu qu’il avait la poitrine parfaitement lisse, sauf pour quelques poils anémiques qui venaient petitement marquer le sternum. Je l’ai souvent taquiné, là-dessus, après. Après sa douche, tout frais, il sentait bon, il m’a embrassé la serviette enroulée autour des hanches ! Dire qu’il fallait aller travailler!
« J’ai un rendez-vous tôt ce matin, Mim, appelle, j’irai te prendre au bureau. »
Il a caressé mes sourcils d’un doigt.
« Pas de mal de bloc, ce matin ? »
« Non, non. »
Il m’a montré la brosse à dent qu’il avait trouvé dans l’armoire.
« Dans toute la maison, tu te sers, hein? »
Je suis retombée sur l’oreiller, et j’ai trouvé cette petite matinée d’un jour ouvrable bien plus intime que toutes les positions sexuelles que j’avais imaginées la veille. Et je me suis rendue compte que c’est l’intimité qu’il recherchait, bien plus qu’une aventure vite oubliée. Je me suis précipitée pour mettre son t-shirt, avant qu’il ne se retourne. Je me suis levée, et quand il s’est penché, j’ai embrassé l’une des fossettes de son dos, juste au niveau des reins. La même peau chaude et sèche que les paumes, que la poitrine. Il m’a serré contre lui, quel naturel, je me suis dit.
«C’est bien de t’avoir là, ma petite Mim. »
J’ai rougi sans répondre, j’étais à nouveau adolescente, non, j’étais adolescente pour la première fois. Il lisait dans mon âme, et j’ai mis bien des années à perdre l’habitude, après sa mort, d’avoir quelqu’un autour de moi deviné juste toutes mes émotions, tous mes sentiments.
« Tu vas me rappeler, maintenant, quand je vais te laisser un message ? »
Encore une fois je n’ai pas répondu, je n’ai que souri, en le regardant par-dessus mes lunettes. Il m’a embrassé en riant, et il est parti sans rien dire.
Quand je l’ai revu, le lendemain soir, c’est parce que je suis allée le voir jouer au rugby, et que je suis allé prendre une bière, après la partie. Je ne le savais pas, quand je me suis changée après le travail, que j’allais me retrouver avec toutes les autres femmes, toutes les autres blondes, dans l’assistance. En fait, il n’y avait qu’elles dans l’assistance. La partie était commencée, il ne savait pas que j’y étais, mais le mot a circulé très vite – Mladen était joli garçon, et on l’avait cru gai parce que cela faisait plusieurs années qu’il n’avait pas de petite amie. Je n’ai même pas eu besoin d’annoncer que j’y étais. Il s’est retourné pour m’envoyer la main. Il a souri, mais pas comme d’habitude : c’est qu’il portait une protection buccale, pour ses dents, pendant la partie. Après il est venu s’asseoir.
À côté de moi, et il m’a tenu l’annulaire et l’auriculaire de la main gauche, comme la dernière fois. J’ai été séduite par ce détail, comme si toute la particularité de sa personne pouvait se résumer à ce geste. Nous sommes rentrés chez lui, cette fois, et il m’a longuement embrassé dans son entrée. J’étais si nerveuse que je tressautais, qu’il y avait de mes muscles qui frémissaient sans que je puisse les contrôler. Cet artiste du corps a tout de suite compris. Il m’a fait asseoir, il m’a pris la main, il m’a dit :
« Je vois bien que tu as peur, ma petite Mim. Je le vois bien. Je veux juste te dire une chose, ma chérie. Je suis capable de voir quand tu as peur, et tu n’auras même pas besoin de le dire, je saurais te respecter, respecter d’où tu viens. »
Il s’est couché, lui, alors que je finissais de me brosser les dents dans la salle de bain. J’avais passé une jaquette à dentelles, très courte et sans manches, parce que je me sentais belle là-dedans. Quand je suis sortie de la salle de bain, il m’a ouvert les bras. « Entre donc, » a-t-il dit. Je me suis toujours sentie enveloppée, rassurée, accueillie quand il disait cela. Et puis, je me suis couchée à côté de lui. Il m’a embrassé légèrement, et puis il s’est étendu sur moi.
« je ne suis pas bien sûre de moi. »
Et il m’a dit :
« Au fond, qui es-tu? »
Et je lui ai dit :
« Il y a des jours où je me sens comme un paquet de sentiments contradictoires, et puis, il y a d’autres où je me comprends très bien. »
Il m’a embrassé pour de vrai, j’ai senti sa langue pour la première fois. Il s’est accoudé, pour pouvoir me caresser de l’autre de main. Il a passé la mais sur le coté de mes seins, pas tout de suite dessus comme je pensais. Quand il a caressé les mamelons, j’ai soupiré d’aise. Après une seconde fois, j’ai respiré plus vite. Il a tout de suite compris. Il s’est agenouillé entre mes jambes, et des deux mains il m’a caressé. Longuement, longuement.
Il s’est recouché sur moi, et il a tracé de sa main le ventre, la hanche, entre les jambes, il a juste touché les lèvres. Il a bien vu à quel point je le désirais. Cela l’a surpris, comme si l’horaire attendu s’était dérangé. Il a tout de suite caressé les lèvres, il a fait le tour du clitoris, mais de l’autre main il a relevé rapidement ma jaquette. J’ai fini de l’enlever, il s’est à nouveau étalé sur moi, il a mis ses jambes entre les miennes. Je les ai ouvertes grandes, toutes grandes.
Il voulait pénétrer, mais j’ai du le guider. J’ai eu un peu mal, j’ai geint, il s’est arrêtée. J’ai dit, non, non, n’arrête pas, et il a poursuivi. Avec ses mains, il m’a fait plié les genoux, c’était mieux, et puis j’ai encerclé ses hanches avec, et puis, et puis...
Et bien, c’était vrai. Il l’a démontré bien des fois. Il savait presque avant moi quand j’avais peur. Peur de quoi? Peur d’être vraiment là, peur de me faire autre chose qu’une partie de plaisir.
J’ai passé avec lui les plus belles heures de ma vie. Ce n’était pas toujours à faire l’amour physiquement, notre spécialité, à nous, c’était la conversation sur l’oreiller. Il me parlait souvent de soccer professionnel, évidemment, mais de toutes sortes d’autres choses, aussi. Il me parlait aussi souvent de sa mère, qui était alors déjà gravement malade, en phase terminale de maladie cardiaque.
C’est là-dessus que nous avons cassé.
C’était vers 9 heures du soir, nous venions de faire l’amour encore une fois, le vendredi soir, je sortais mes casseroles pour lui faire un souper, nue dans la cuisine, et puis il m’a dit :
« Je ne peux pas rester. »
« Comment cela, tu vas me foutre là comme un paquet de linge sale ? »
« Ce n’est pas cela, ma chérie, mais ma mère m’attend, elle m’a fait à souper. »
« Mais il s’agit des meilleures jours de toute notre relation, là, des jours qui ne reviendront pas. Je veux simplement avoir le plaisir de te montrer que je t’aime bien, tout de même. »
« Je ne peux pas, ma mère m’attend. »
« Mais oui, mais téléphone, annule, donne-moi un peu de temps, tu ne viens pas ici rien que pour faire l’amour et ensuite partir, qu’est-ce que c’est que ces manières ! »
« Ma mère a de la misère à marcher, maintenant, elle est beaucoup seule, elle ne peut plus faire le travail de couturière, seulement, un travail qu’elle adorait, l’as-tu seulement remarqué, combien elle n’a plus de force. »
« Je sais bien, mais je ne te demande rien de plus qu’une heure ou deux, ce soir. »
« Sais-tu seulement ce qu’elle a fait aujourd’hui? Elle me fait une omelette au saucisson à l’ail. Elle a sortir le saucisson du réfrigérateur, et elle s’est assis pour se reposer pendant une heure. Elle tranché le saucisson en petits morceaux, et elle s’est assis pour se reposer pendant une heure. Elle a fait revenir la saucisse, et ensuite elle s’est reposée. »
« J’ai compris, Mladen, t’as pas besoin de me faire un dessin. »
« Je suis son seul enfant, elle est veuve et sa famille est en Croatie. Je ne peux plus rien pour elle, maintenant qu’elle est entre les mains des médecins, alors je lui donne ce que j’ai de plus précieux : mon temps.»
« Et puis, j’en ai bien assez, OK? »
Il se rhabillait à toute vitesse, il cherchait son deuxième bas.
« On se reverra, » dit-il, en fermant la porte derrière lui. Je l’ai eu, la paix. Pendant sept mois. Je ne l’ai revu qu’après la mort de sa mère, et encore par hasard.
Mon masso habituel était parti en vacances, et il s’était fait remplacé, pour une fois. Évidemment, c’est Mladen le meilleur en ville, et c’est lui qui l’a remplacé. Je me suis fait massé par quelqu’un d’autre, mais en sortant, je suis presque rentré dedans.
« Oh, mon Dieu, je ne regardais pas où j’allais. »
C’était presque vrai, bordel, je cherchais à éviter son regard. Peine perdue. Il me regardait droit au cœur, il souriait un peu, cela m’a surpris.
« J’ai bien vu dans le journal que ta mère est morte dernièrement, mes sympathies. »
« Oui, cela s’est fait vite, juste un an après son diagnostic. »
« Enfin, j’espère que tu te remets de toute cette fatigue, de tous les arrangements. »
« Maintenant qu’il ne reste que la paperasse, je ne trouve plus cela difficile… »
Il me pose la main sur l’épaule, juste à la naissance du cou, un peu trop intime, comme toujours.
« Dis donc, on devrait aller prendre un café. »
« Bien sûr, bien sûr, tu me passera un coup de fil un de ces jours.»
« Non, non, c’est pour de vrai, je ne veux pas juste être poli. »
Il a été fidèle à sa parole. Nous avons repris une relation de plus belle, et encore plus belle. C’est de lui, je crois, que j’ai appris un peu à jouir de la vie. Dans la mesure où j’en jouis. Dans la mesure où j’en ai jamais joui.
Une fois , après avoir fait l’amour, je reprenais mon souffle et je lui ai posé des questions sur sa vie sexuelle avant qu’il ne me rencontre.
« Les autres femmes avec qui tu as couché, est-ce qu’elles jouissaient ? »
« La plupart du temps, mais pas toujours. »
« Et puis, est-ce qu’elles jouissaient avec la même stimulation qu’aujourd’hui ? »
« Tu veux dire, avec ma langue ? »
« Oui. »
« Ben, oui, pas toujours, mais souvent. »
« Et puis, elles se masturbaient, parfois, après ? »
« Des fois, oui. »
« Mais, alors, elles étaient pareilles comme moi. »
« Sexuellement, au niveau du plaisir, de la stimulation? Ben, chacune avait ses goûts, ses préférences, mais oui, autrement. »
« Tu veux dire que, sexuellement, je suis normale ? »
« Mais oui, ma petite Mim, parfaitement normale. Tu avais certaines peurs au début, mais même cela, avec la confiance, s’est estompé. Les autres filles aussi avaient leurs peurs, leurs craintes. «
« Hein. »
« Ben oui. Je n’ai jamais pensé autrement. »
Ah bien ! Je venais d’en apprendre, moi. J’avais conservé l’idée que j’étais différente, en quelque sorte. Mais pas du tout, il n’y avait rien à dire là-dessus. Tu parles d’une découverte tardive. Je me suis jetée sur Mladen, pour l’embrasser, et puis nous nous sommes endormis, en dos de cuillère, comme d’habitude.
Mladen avait cette capacité formidable de me comprendre, et d’anticiper mes besoins. Il lavait mes lunettes et me les remettais sur le nez. En dix ans de vie commune, je n’ai jamais remis le siège de toilette à l’horizontale parce qu’il avait oublié. Il était toujours près à m’écouter. C’est moi, au fond, qui l’a perdu.
Mim a pris la serviette et elle s’est mise à éponger Mladen. Elle entrevoit le savon.
« Dis-moi, Mladen, tu t’es savonné dans la douche ? »
« Mais oui, ma belle petite Mim, tu le vois bien. »
Je lui épongeais le dos, les aisselles, l’aine, tous des lieux que j’aimais humer lorsqu’ils faisaient l’amour, et je ne ratais jamais l’occasion quand il sortait de la douche. J’ai toujours dit qu’il sentait toujours bon, toujours à son meilleur en sortant de la douche. Surtout que son poil frisait partout…Je venais de coller son nez à la peau de son épaule, et humait avec un plaisir évident.
« Comment tu fais pour coller les petits morceaux de savon comme çà? Je le vois bien, que tu réussis à les coller. Moi je voudrais bien être capable de faire çà, moi. »
« C’est bien facile, Mim. »
« Tu dis çà, mais je ne trouve pas cela facile, moi. Comme tu fais, mon chéri. »
Mladen a toujours été excellent dans ses explications, elle avait remarqué cela tout de suite en le rencontrant. Il donnait des explications du tonnerre, détaillées, complètes, bien structurées. Admirables en tout point.
« Et bien, je prends le nouveau savon, et je le tourne du coté concave, du coté où je l’ai plus usé. Et puis, quand les deux savons sont mouillés, je les colle ensemble. C’est à la fin de la douche que cela va le mieux, car il faut que les deux savons soient un peu mous, qu’ils aient absorbé de l’eau, hein ? Et puis, la fois suivante, quand ils ont séché ensemble et qu’ils sont collés, je m’en sers, mais du coté du petit savon, comme cela, cela refait le lien. »
« Moi, j’ai toujours voulu pouvoir faire cela. »
« Et bien, ma chérie, maintenant, tu peux. »
« Est-ce que cela arrive que les savons se décollent ? »
« De temps en temps. »
« Qu’est-ce que tu fais, dans ce temps-là ? »
« Et bien, je recommence la prochaine fois que je prends une douche. »
Mladen sort du bain, et m’embrasse.
« Tu es contente, maintenant? Tu vas pouvoir économiser beaucoup sur nos achats de savon? »
« Ben non, Dédé, tu sais bien que ce n’est pas juste çà ! C’est que j’ai toujours voulu savoir, et je ne savais pas. »
Je ne dis rien pour un instant, et puis reprend :
« Ce n’est pas tant que je voulais savoir, c’est que je sais depuis longtemps que j’e n’avais personne à qui demander des petites questions comme çà. Je n’avais personne qui n’aurait pas ri de moi, ou que je n’aurais pas craint la risée. »
Mladen s’est mis à monter l’escalier et puis, il s’est retourné et m’a embrassé le dessus de la tête. Je lui dis, pleine d’émotion :
« Cela fait toute la différence au monde, tu sais, avoir quelqu’un à qui je peux demander tout cela… »
« Je sais bien, ma chérie, cela me fait plaisir. »
« Cette histoire de savon, c’est comme les gouttes d’eau dans les lunettes, tu sais bien que je n’ai jamais compris, et que c’est ta mère qui m’a expliqué. »
Moi, cela m’arrivait de pleurer, et quand je retirais mes lunettes, j’avais remarqué qu’il y avait de minuscules petites taches opaques dans ses verres. C’est encore Mladen, à qui j’avais montré cela, qui avait dit :
« Mais oui, ce sont les gouttes de larmes qui quittent les cils quand tu pleures. »
Je n’avais jamais compris le processus, je croyais sans trop savoir que je pleurais horizontalement. Mladen avait bien ri quand elle avait appris cela…
« Mon chou. »
Mladen adorait cela quand je me montrais mon coté petite fille. J’hésitais pas à montrer que je ne savais pas toujours tout, qu’il y avait des choses bien ordinaires et bien normales que j’ignorais encore. Je n’avais pas encore compris que c’était les autres qui étaient tous fourrés, et pas moi qui n’était pas aimable.
Ce soir-là, il est venu une pluie vraiment très dense et très soutenue. De ma fenêtre d’en avant, je voyais la plus tomber à grosses gouttes, tellement grosses qu’elles rebondissaient sur le pavé. Très vite les égouts ont été débordés, entre autre parce que la pluie avait puissamment emporté beaucoup de feuilles et d’herbe jusqu’aux trous d’hommes, qui s’étaient bloqués les uns après les autres.
Petite fille, j’avais toujours aimé jouer dans l’eau, et je m’étais souvent dit qu’avec mes nouvelles sandales pour aller dans l’eau, je pourrais moi aussi aller jouer. Mais dépassée quarante ans, je me trouvais un peu vieille pour faire çà. Mais ce jour-là, j’avais remarqué une fois encore que l’eau s’accumulait aux coins de rue, pas devant ma maison, car il s’agissait d’un faux plateau descendant où elle était située, mais je voyais déjà de ma fenêtre le coin de la rue qui s’emplissait comme une outre. Je savais d’expérience que le coin suivant, encore plus en bas de la rue, serait effrayant.
Alors j’ai mis mes sandales, mon imperméable, je suis allée chercher une petite pelle, et Mladen m’a vu sortir. Il a souri sans rien dire. Je suis allée au coin le plus de ma maison, histoire que les voisins penseraient que je m’inquiétais de ma cave plutôt que de conclure, correctement, que j’allais tout simplement jouer dans l’eau. Cela m’a pris du temps à repérer où était le trou d’eau, parce que les feuilles et branches l’avaient vraiment bien bouché. J’ai gratté l’asphalte avec le bout de la pelle, et je cherchais à voir si le mouvement de l’eau indiquait que la fuite s’installait au fond, mais non, je ne réussissais qu’à faire des vagues. J’ai gratté la bordure du ciment du coin, mais je frappais parfois des mottes de terre et même si je grattais la, je ne pouvais pas trouvé le gril menant à l’égout. Finalement, j’ai vue que la bordure de ciment s’inclinait près de la grille, et alors je me suis mise à pousser la terre, les cailloux, les feuilles de coté. Après une minute, j’ai entendu une succion et j’ai vu un tourbillon d’eau là où la fuite d’était installée, mais tout de suite le trou se rebouchait, avec les feuilles. Alors je me suis mise à pousser les feuilles et les détritus en bas du courant. Là cela a fonctionné, même s’il ne s’agissait que de la moitié de la grille qui était libéré. L’étang s’est mis à reculer, jusqu'à ce que le courant d’eau passe directement dans la grille.
De biais avec ce coin de rue, par contre, c’était une autre histoire. Là il n’y avait pas de bordure de ciment pour indiquer où était la grille d’égout. J’ai pataugé pendant un bon quart d’heure, jusqu’à ce que je sois entièrement trempée par la pluie, sans pouvoir vraiment avoir d’impact. L’eau ne faisait que s’accumuler, jusqu'à ce que la flaque dépasse la moitié de la rue et que l’eau ne recommence sa course vers le prochain coin de rue. En face de cette grille, par contre, j’ai pu libéré le trou comme à mon premier arrêt, et j’ai eu le plaisir de voir disparaître la flaque et de mettre sur le gazon deux ou trois pelletées de feuilles mortes et de terre.
Quand je suis rentré, Mladen m’avait fait un chocolat chaud.
« T’es allé jouer dans l’eau, hein ? »
« Ben, oui. »
« Je suis fier de te voir aller faire çà. »
« T’es mon chou, hein. »
Et puis, un matin, je lui ai dit :
« Tu vas bien souvent pisser. »
Et il m’a répondu :
«C’est que j’ai de la peine, ces derniers temps. »
Mladen a toujours parlé un peu emprunté.
« Ah oui ? T’es bien jeune pour avoir des problèmes de prostate. »
Mladen a ri.
« En effet. C’est plus comme une brûlure.»
« Tu fais une infection de vessie. »
« Non, non, les antibiotique ne font pas effet. »
« Y a-t-il des problèmes de prostate dans ta famille. »
« Personne encore en vie à qui je pourrais parler. »
« Mais les hommes, t’sais, cela ne parle pas souvent de çà.»
« Oui, mais au moins les Croatiens sont un peu comme les Italiens, ils ont plus tendance à parler d’eux-mêmes. Pas de la tuyauterie.»
« Vas-tu aller chez le médecin ? »
« On verra, çà va peut-être se passer. »
Çà ne s’est pas passé, pas du tout.
La semaine suivante, il m’a dit :
« J’ai pissé un peu de sang aujourd’hui. »
« Écoute, là, il va falloir que tu ailles chez le médecin. »
« Tu penses? »
« Il s’agit d’une infection des voies urinaires… çà se règle très bien, mais çà prend des antibiotiques tout de suite. Çà doit faire mal. »
« Çà s’endure. »
Mladen est allé, mais ses antibiotiques n’ont pas fait effet.
« Je pisse encore le sang, mais cela fait moins mal. »
« Oui, hein ? »
« Le bureau du médecin m’a téléphoné pour me dire que les tests d’infection étaient négatifs. »
« Alors, c’est quoi ? »
Mais Mladen n’a rien fait. Son petit problème s’est réglé tout seul, comme il espérait, et puis il n’y a plus pensé. Moi non plus. Mais le petit problème est revenu encore une fois, deux ou trois mois plus tard.
« Cette fois-ci, le médecin va enquêter.»
« Pas très agréable. »
Mais sa prostate allait parfaitement bien, l’examen physique ne marquait rien de pas ordinaire. Et puis, son problème s’est réglé encore une fois.
Sauf qu’un soir, il s’est réveillé avec un mal dans le dos, très souffrant, les lèvres blêmes, tout le kit. Je l’ai amené à l’urgence, et Mladen n’est pas sorti de l’hôpital pour trois semaines. D’abord la biopsie, qui aurait pu se faire comme externe, sauf que Mladen ne faisait que crier lorsqu’il pissait. J’ai refusé de le laisser revenir à la maison comme cela. Mais il a hurlé pendant la biopsie, un blocage m’a dit le médecin. J’étais plus morte que vive. Après trois semaines, la biopsie est revenue positive. Alors, il a fallait une deuxième chirurgie, celle pour essayer d’enlever la couche intérieure de la vessie, pour voir s’il était possible d’enlever tout le cancer. Et encore une fois, une longue attente.
Finalement, il a du se faire enlever la vessie et on a du attendre pour voir si le foie était impliqué. Il l’était, et c’est alors que le médecin a dit que les cancers de vessie venaient toujours de la cigarette. Enfin, à 90%.
Je suis tombée alors dans un trou noir.
Je n’en suis jamais ressortie.
Est-ce une habitude, pour les cancéreux, d’être malade ? Est-ce que cela devient normal, une manière de vivre ? Les cliniques, la chimiothérapie, les examens sans fin, la surveillance bien pire que le confessionnal ? Oublient-ils alors leur ancienne vie, conservent-ils souvenir de ce que c’est que d’être bien portant, avant, avant la souffrance, avant le diagnostic, avant le blâme, avant l’impatience, avant la vie professionnelle qui disparaît, avant les amis qui disparaissent ? Je ne sais pas. Je me le demande. J’aurais du le demander à Mladen, mais il est disparu pour moi ce jour-là, je me suis emmurée vivante dans la culpabilité et je crois bien ne l’avoir jamais revue.
Enfin, il y a bien longtemps de tout çà. J’ai oublié bien des détails. Je voudrais bien ne plus y penser.
C’est au cours de sa première chimio que j’ai appris à le regarder souffrir. Je me suis souvenue alors de son frère qui avait fait la résistance pendant la guerre en Yougoslavie, et qui était mort d’un cancer de vessie, comme un de ses oncles, un peintre industriel. Il était patient, il se possédait, il connaissait son corps. Il était fataliste. Pour lui, toutes ces souffrances n’étaient que l’aboutissement naturel de la vie qui viendrait, tôt ou tard, l’exterminer, comme tous ceux qui l’avaient précédé. La chimio, ce n’est pas supposé être une partie de plaisir. Dépendant de la façon que l’aiguille lui rentrait dans le bras, cela le brûlait plus ou moins. Cela prenait quatre heures, se faire empoisonner. Et puis, il avait des nausées épouvantables, car la chimio lui tuait toutes les cellules renouvelables du corps : l’épithélium de l’estomac, les cheveux. Il a perdu presque tout d’un coup ses cheveux – chauve, je lui trouvais un petit air intellectuel, mais il ne riait pas quand je lui disais çà. Il m’a dit une fois qu’il craignait que je ne l’aime plus s’il n’était plus beau. Pauvre lui, il n’avait pas compris que c’était le corps plus que le visage qui m’avait séduit. La poitrine, les cuisses, les épaules, les mains. Il n’avait toujours pas compris que c’était le soin qu’il prenait de moi, l’intérêt sincère à tout ce que je faisais, que j’aimais le plus en lui. Il avait un beau crâne.
Au milieu de la quinzième semaine, il est devenu malade. C’est-à-dire qu’il a fait une pointe de température.
On s’est précipité au service d’urgence, comme le médecin nous avait bien averti de faire. Ils ont mis Mladen dans une pièce d’isolement. Tout le monde le voyait masque, ganté. Il a pleuré comme un enfant, quand il s’est vu là. Ce n’est pas juste lui qui voyait son suaire dans tous ces draps blancs d’hopitaux. C’est moi aussi. Mais les tests sont revenus avec des niveaux normaux de cellules blanches. Alors on est rentré.
Sauf que l’oncologue les surveillait, ces niveaux. Il avait donné à Mladen des médicaments qui lui donnait mal aux os, mais qui les préservaient, ces os. Partie remise. Quand Mladen n’était pas malade, il était inquiet de l’être. Si inquiet qu’il n’avait même plus le goût de jouer au Scrabble, lui qui y avait pris goût lorsqu’il apprenait le français, arrivé ici de Croatie. Au lieu de jouer l’un contre l’autre, il insistait pour qu’on cherche à obtenir le score combiné le plus haut possible. On venait d’avoir le score le plus haut de notre vie quand il a attrapé son virus.
Il a commencé par tousser. Il toussait presque sans arrêt, jour et nuit. Il est devenu si fatigué qu’il ne se levait même plus la tête de sur l’oreiller. Je l’ai traîné chez le médecin, qui n’a fait que remettre la chimio d’une semaine.
La percée vers un jour nouveau s’est opérée grâce à un sirop pour le rhume. J’en avais dans le cabinet parce que j’avais fait une grippe épouvantable, il y a deux ans. Je me souviens d’en avoir pris une cuillérée et de m’être couché tout de suite. Mladen m’avait demandé comment j’étais.
« Bien, parfaitement bien. »
« Comment, guérie ? »
« Mais non, je suis juste heureuse tout d’un coup. »
« Hein ? »
« Ce sirop, ce doit être une pure codéine, le pharmacien m’a dit que c’était ce qu’il se faisait de mieux, mais je viens de comprendre tout d’un coup tous les drogués de la terre. »
« Ma petite Mim, je ne te comprends pas trop. »
« Je suis euphorique, je suis parfaitement heureuse. Je devrais me lever et jeter ce truc aux poubelles, j’ai enfin trouvé le bonheur au fond d’une bouteille de sirop. »
« Tu vas me jeter cela, hein, chou? »
J’en avais parlé quelques jours, et puis il était resté sur l’étagère. Et bien, ce n’est pas moi, c’est Mladen qui en a eu besoin.
« Ma petite Mim, tu ne devrais pas me donner çà, je devrais en demander au médecin. »
« Mais prends-en une fois, et si cela marche, si cela aide, vas-y, on en demandera. »
Le médecin avait fini par lui prescrire de la codéine, mais la caféine qui allait avec ce médicament lui enlevait le sommeil. J’ai senti tout de suite la différence en lui, au téléphone, quand je l’ai appelé du bureau. Il avait pris ses pilules à huit heures, juste après mon départ. Il était dix heures.
« Allo ? »
La voix s’était adoucie, la douceur lui était revenue après des journées entières rudes de souffrance. La douceur qui était toujours là avant sa maladie.
« Dédé, comment çà va ? »
« Mieux, çà va mieux. »
« Mon Dédé, tu as l’air plus à l’aise, un peu. »
« Oui, mais c’est parce que je suis stone. »
En effet, j’avais l’impression qu’il venait de prendre un joint et qu’il réagissait comme au cinéma, il était vraiment au ralenti, mais aussi l’inquiétude sur son propre état avait diminué.
« As-tu pris quelque chose ? »
« Oui, les Tylenols-3 qu’il me restait de ma rage de dents. Sauf que la caféine m’empêche de dormir. »
« Prends du sirop. »
« Hein ? »
« Prends du sirop contre la toux que j’ai dans le cabinet, il n’y a pas de caféine là-dedans. »
« Ah, ok. Trop tard, je l’ai vidé. »
A partir de ce moment-là, il avait commencé à tousser moins. Finalement, il s’était suffisamment améliorer pour pouvoir se reposer, et pour reprendre le dessus. Il parlait empâté, je ne lui faisais pas confiance pour m’apporter mon thé, parce qu’il chancelait, mais au moins il était mieux. Je me suis remise à respirer.
Non, Mladen ne m’a pas quitté tout d’un coup. Au contraire, il est parti par petits bouts.
D’abord, c’est le goût pour le sexe qui a diminué. Il devenait impuissant, bien sûr, avec la faiblesse croissante, mais cela s’était déjà présenté et nous en avions un peu ri, moi librement, lui avec une pointe d’inquiétude. Je lui proposais de passer à cette variété qui nous servait souvent de contraception. Mais le jour vint où l’envie manquait, à cet athlète sexuel, et ce jour-là j’ai bien vu qu’il allait me quitter, tôt ou tard.
J’ai commencé à soupçonner que sa volonté de survivre était en train de prendre un coup lorsqu’il a demandé le conseiller en phase palliative.
« Mais tu n’es pas en phase palliative, Mladen. »
« Non, bien sûr, mais je veux juste parler à un conseiller, et celui-là est gratuit. »
« Mais on peut se permettre de payer un psychologue. »
« Les autres patients m’ont parlé de ce gars, c’est lui que je veux rencontrer, Mim. »
Je me suis trouvé ridicule d’avoir mis en question son choix. Après sa rencontre, je lui ai demandé comment cela s’était passé.
« Nous avons parlé du grand choix en phase palliative : celui d’abandonner le combat, et celui de cesser de combattre. »
« Hein, je ne comprends pas. C’est quoi la différence?»
« La différence, c’est entre l’acceptation et la défaite. »
« Je ne vois pas trop… »
« Je me demande si tu peux comprendre. Il ne s’agit pas d’abandonner, de se reconnaître défait, mais de se laisser aller, d’accepter le destin. »
« Tu veux dire la mort, tu ne veux plus combattre, tu veux me laisser. »
« Ma petite Mim, je sais bien que tu ne veux pas que l’on se sépare. »
« Je ne peux pas, je n’ai que toi, tu le sais, il n’y a rien d’autre dans ma vie, je n’ai personne sinon toi. »
Il m’avait regardé longuement, sans rien dire.
« Je sais bien, ma petite Mim, et c’est bien pour çà que c’est si dur. »
J’entendais, mais je refusais de comprendre. Je comprenais, mais je refusais d’accepter. J’ai arrêté de poser des questions. J’ai pris sa main entre les miennes, sa belle grande main entre les miennes plus petites, et j’ai dit :
« Quand tu auras besoin de parler de ce choix, je suis là, je suis prête à en parler avec toi. »
« Ma chère Mim, c’est avec toi que j’en parlerai la première.»
C’était de belles paroles, mais je ne m’y suis jamais résolue, à ce beau geste d’accueil. Je n’ai jamais pu lui donner la chance de m’en parler. Il ouvrait le sujet, ou bien il soupirait, mais j’arrivais toujours à m’esquiver.
Toujours est-il que je n’ai pas appris grand-chose pendant sa maladie, mais j’ai au moins appris que les urologues sont des vrais trous de cul. Saviez-vous que c’est un cardiologue qui a découvert le Viagra – il avait injecter un patient avec une drogue cardiaque pendant une intervention et le bougre s’est ramassé avec une érection qui avait duré trois ou quatre heures. Mais ensuite, c’est un urologue qui a entrepris des recherches sur le médicament pour vérifier son efficacité sexuelle. L’injection était efficace. C’est-à-dire qu’il fallait trouver une meilleure façon de prendre la drogue que de l’injecter directement dans le pénis, il n’y pas un homme sur la terre qui ferait cela souvent. Le chercheur, lorsqu’il est allé présenter ses résultats à une conférence professionnelle, l’a prouvé. De vive voix. Évidemment, les rumeurs fusaient de partout, et on m’a dit qu’au cours d’une chaleureuse discussion animée dans le bar, que l’on avait lancé le défi à cet urologue de prouver que sa drogue marchait.
Et bien, l’urologue s’est présenté à son atelier, et a donné sa conférence portant une chemise, un veston, une cravate, comme il se doit. Mais au lieu de pantalons propres, il portait des culottes de sport, à taille élastique. Dans l’assistance on se demandait pourquoi. Après les premières minutes de sa présentation, ce disciple d’Esculape a répondu par geste à cette question. Il en a fait la démonstration éclatante, et de l’efficacité de son remède et de la commodité de sa tenue vestimentaire. Il s’est même promené dans les allées de la pièce, parmi les spectateurs, pour qu’ils puissent juger qu’il ne s’agissait pas d’autre chose que de la plus grande authenticité. On voit le genre.
C’est à un des ses confrères que nous avons affaire, Mladen et moi. Nous les consultions parce que Mladen espérait préserver l’innervation des parties génitales. Mais le médecin ne trouvait pas cela probable. Quand il nous a dit que la tumeur de Mladen était revenue et qu’il fallait passer à l’ablation de la vessie pour éviter une mort lancinante, j’ai demandé pour la première fois ce qui causait ce cancer dont on n’entendait jamais parlé. Tout le monde, même mes amis, m’ont reproché ce manque d’intérêt, qu’ils ont pris pour de l’égoïsme. Mais je crois, moi, que je cherchais simplement à parer le coup.
Je l’ai eu, ma réponse, celle que je craignais. Le cancer de la vessie était l’un des rares cancers dont on pouvait attribuer à cent pour cent au tabagisme, à la cigarette. C’était comme tomber dans un puit. La lumière a disparu, et je n’en suis pas ressorti. Et dans le noir, je voyais comme au cinéma, le geste que j’avais posé, mon impatience avec Mladen, lorsqu’il essayait d’arrêter de fumer. La fois qu’il essayait d’arrêter, et qu’il était malcommode, le jour même où je rencontrais un gros client difficile. Au déjeuner, je lui avais mis un paquet de cigarettes sur la table, pour avoir la paix, pour plus entendre parler de rien. Il n’avait pas bronché. Alors, le lendemain, j’avais déballé un paquet et je l’avais laissé à côté de la cafetière.
Je suis revenue à moi pour entre le médecin. Le médecin a dit : « Ne vous en faites pas, cela ne le rendra pas impuissant… » Je lui ai craché au visage. Non, ce n’est pas une figure de style. Le médecin a du penser que c’était à cause de ce qu’il avait parlé d’impuissance, mais ce n’était pas çà. C’était ce poids que j’avais sur le cœur, en pensant aux cigarettes. Je n’ai pas pu rencontrer le regard de Mladen. Nous n’en avons jamais parlé. Ce soir-là, j’ai trouvé une raison pour faire chambre à part. Je n’avais plus le droit d’être sa femme. Je l’avais perdu quand je luis achetais ses cigarettes.
L’enfer, ce n’est pas la chaleur dont parle Dante, ni le froid dont parle Dostoïevski, c’est la solitude certaine et profonde de ceux qui voient sur le visage du bien-aimé qu’ils sont l’unique auteur de leur souffrance.
Mladen l’a eu pareil, sa mort lancinante. Bâti à chaux et à sable, il pesait soixante-treize livres à la fin. Du corps qui m’avait séduit, il ne restait que le modelé de ses lèvres fermées sur un pardon que je n’arrivais pas à lui demander. La peau rêche, la calvitie, quelques poils malingres et grisonnants, un sexe fripé, où était passé cet Adonis pour qui je m’étais passionnée? Il n’a jamais dit un mot de colère. Il est resté cantonné sur sa tendresse, une tendresse que je n’ai goûtée que plus tard, dans mes souvenirs, et dont la recherche m’obsède aujourd’hui.
Je m’ennuis à la fin avec toutes ces ironies du sort. Mladen est mort. J’ai été menstruée le même jour. Ma vie de femme était finie, avec lui j’enterrais la chance d’avoir un enfant. J’étais prise avec ce qui serait maintenant inutile. Je n’avais que trente-six ans.
J’avais toujours peur, dans ce temps-là. Toujours peur, toujours peur, toujours peur. Peur de la mort, peur de le voir souffrir, peur d’avoir mal à mon tour, peur de pleurer, peur d’être seule, peur de ne pas savoir quoi dire, peur de ne pas pouvoir dormir, peur de mourir avec lui. Au début, ce qui m’aidait à traverser mes journées, c’est que je n’y croyais pas, que je n’arrivais pas à y croire. J’étais sous le choc. La ronde des examens, les résultats toujours pires, la chimio, la chirurgie, les infirmières, les hôpitaux, les parcs de stationnement toujours bondés, les salles d’attentes, les cafétérias aux repas infects, les petites vieilles bénévoles toujours de bonne humeur… Elles me narguaient, dans leurs petits sarraus jaunes, il ne manquait plus que les petits lapins de Pâques, et puis eux aussi sont arrivés…Le reste de ma vie à moi disparaissait, le reste de la vie a fini par disparaître, il n’y avait plus que nous deux et la maladie comme chaperon.
Je crois bien que j’ai oublié ces jours-là que nous étions un couple, et je ne me suis mise qu’à prendre soin de lui de loin, comme s’il n’était plus qu’un patient, plus que quelqu’un de qui je devais prendre soin, et que c’était ma malchance à moi d’avoir à tout supporter. Il s’est réveillé en sueur, une bonne fois, et je suis venue lui apporter une autre paire de pyjama. Depuis sa maladie, il avait chaud et froid en alternance tout le temps, mais dernièrement il changeait de pyjama trois ou quatre fois par nuit. Les derniers propres étaient au lavage.
« Pourquoi ne dors-tu plus avec moi? » m’avait-il demandé.
« Mais, c’est parce que tu dors mieux si tu es seul, tu es plus à l’aise de te lever pour te changer. »
« Mais nous ne sommes plus aussi proches depuis que tu couches à coté, je me sens plus seul. »
« Tu me manques, à moi aussi, mais c’est pour toi que je fais cela. »
« Je ne veux pas être juste un patient, je veux continuer à être ton mari. »
« Mais tu l’es, mon mari, chou. Il n’y a personne d’autre que toi dans ma vie. Où prendrais-je le temps de me trouver un amant?»
Il m’avait regardé sans rien dire, il avait bien vu que je n’avais rien compris, que je refusais de comprendre. Qu’on me pardonne ma couardise. Cela ne m’a même pas aidé, à la fin.
Je l’avais promené un peu, les derniers mois, nous sortions pour dîner mais il n’avait pas d’appétit. Je l’avais amené à sa plage favorite, une fois, mais il n’avait pas la force de marcher dans le sable. Une autre fois, j’avais apporté du cognac à l’hôpital, au cas où quelques gouttes l’auraient soulagé de la sécheresse de la gorge. Cette petite langue rose qui avait causé tant de délices, elle reposait dans une bouche dont l’épithélium se détachait, maintenant, en grandes plaques blanches. Je voyais chaque muscle s’atrophier, chaque courbe de chaque os apparaître.
Je me suis mise à regretter la semaine de vacances que j’avais prise, juste avant le moment où les médecins avaient abandonnés la partie. La partie de voile que j’avais faite, après laquelle j’avais voulu acheter le voilier, un tout petit voilier. Mladen m’avait regardé sans rien dire. C’est l’infirmière qui nous avait entendu, qui n’avait pas pu s’empêcher de dire : « C’est pour t’en servir après? »
Après son dernier soupir, je ne m’attendais même plus à voir un visage serein.. J’avais ramassé ses quelques objets personnels et mis tout çà dans une boîte, mais la boîte ne fermait pas à cause de la bouteille de cognac. J’avais diablement soif tout d’un coup – la soif de tous les diables, comme disaient les Croatiens qui venaient lui rendre visite. J’ai pris la bouteille par le goulot, j’ai arraché le bouchon de liège, j’ai bu à même la bouteille, renversée dans la chaise berçante où j’avais passé tant d’heures, et j’ai avalé à grosses gorgées.
Je suis donc sortie de l’hôpital complètement paf. Je ne voulais pas l’abandonner. Il voulait être incinérer, et j’ai insisté pour l’accompagner, dans son petit cercueil gris de papier mâché, jusqu’au crématoire. J’ai même voulu entrer avec lui, je l’ai vu poser sur l’espèce de tapis roulant, j’ai vu la porte de fer se refermer sur lui, j’ai vu jaillir les flammes depuis la petite fenêtre, et quand je suis ressortie – j’avais voulu être seule - les cendres me sont tombées dessus. Trop tard, trop tard, trop tard. Ces cendres étaient de lui? D’un autre? Cela avait tout d’un processus industriel, tout ce ciment et cette ferraille me broyaient les chairs les plus tendres. Je l’ai senti, comme les douleurs fantômes, sauf que mon cœur battait toujours alors que ce que j’aimais s’en allait en fumée.
Mon Dédé, j’ai demandé qu’on lui ferme les yeux, mais l’infirmière a dit qu’il était tellement amaigri, que ses yeux ne resteraient pas fermés. Je ne me voyais pas lui mettre deux cennes sur les paupières.
J’ai été ensevelie sous les expressions de sympathie, les cartes, les appels, pendant une bonne semaine. Mladen, tout le monde l’aimait, jusqu’au vendeur de journaux, jusqu’à la dame qui faisait son ménage, à la clinique, ses nombreux clients, et moi, j’avais des relations d’affaires. Rien pour manquer d’attention, surtout que Mladen mourait jeune. Sa maladie l’avait isolé, mais après sa mort, personne ne craignait de voir sur son visage tout ce que les dernières souffrances peuvent creuser comme ravin. Après une semaine ou deux, après mon retour au travail où l’on me félicitait du fait que j’avais été bien raisonnable aux funérailles – en effet, je n’avais pas essayé de le rejoindre dans la fosse, je n’avais pas essayé de me jeter sur lui, une fois mort, je ne m’étais pas effondré sur le cercueil, en pleurant et en le suppliant de ne pas me quitter – là j’ai commencé de sentir mon isolement.
C’est pendant la période des troubles que j’ai le plus pensé à lui. Est-ce que cela existe, une mort facile ? Enfin, ce n’est pas la mort qui est difficile, c’est le chemin qui mène à la mort qui est difficile. La vie s’est chargée de le rachever, mon pauvre Mladen. La longue alternance de traitements et de récupération, les chirurgies, la chimiothérapie, la radiothérapie, les cheveux perdus et qui repoussent, les visites constantes aux cliniques et aux médecins, l’inquiétude surtout qui tenaille sans relâche. Il m’a duré deux ans, mais je crois bien l’avoir perdu presque tout de suite.
D’abord, l’intervention d’urgence pour lui donner une stent pour qu’il ne meure pas tout de suite et dans une douleur extrême, il a été transporté d’un hôpital à l’autre avant même que l’on ne m’avertisse. Il y a onze hôpitaux dans la ville, faut bien que je leur téléphone tous. Enfin, je l’ai retrouvé. Et puis, on me l’a condamné, pas plus de six mois. Mais il a vécu un bon deux ans, personne ne pouvait y croire. Lorsqu’il est passé aux soins palliatifs, nous nous sommes sauvés au casino, pour rire, et c’est le système d’adresse publique qui nous a rappelé à l’ordre. Et puis, il a bien failli mourir six ou sept fois, la respiration irrégulière, les membres froids comme du marbre, et il revenait toujours. Je lui ai demandé une fois pour quelle raison il revenait sans cesse, et il a répondu : «C’est que je ne veux pas te quitter, ma chérie. »
Cela faisait un bon deux semaines que j’allais tous les jours, faire le chiffre de quatre à minuit avec lui, c’était le temps qu’il préférait me voir. J’ai eu un mouvement de recul, je me souviens, en entrant. J’aurais voulu me voir n’importe où plutôt que là. Mais j’ai fait un effort, et en entrant dans la chambre, j’ai vu tout de suite que le blanc de ses yeux avait commencé à noircir. Des taches brunes qui devenaient de plus en plus grande. L’aumônière était là. Je lui ai dit que cela faisait plusieurs fois que sa respiration se ralentissait comme cela. Elle a dit : « Et bien, prenons chacune sa main, et prions. » Prier, c’est quoi çà? Et puis, à haute voix, quant on n’a jamais fait çà? D’où sortait-elle, cette femme? Je voyais bien que l’heure suprême approchait.
Après un certain temps, je me suis mise à surveiller l’horloge. La froideur m’aidait à traverser ces moments insoutenables. Mladen ne respirait plus régulièrement, mais les pauses entre les respirations s’allongeaient. Je lui ai murmuré des phrases en croate, que j’avais apprise : « Ta mère t’attend et t’aime, ton père t’attend et t’aime, ne crains rien. Je suis bien, je suis sûre que je vais pouvoir continuer à vivre, laisse-toi aller. » Deux minutes, deux minutes et quart, deux minutes et demie. Aucun souffle. Je lui embrasse le front, je me rends compte de l’odeur fécale, je vais chercher l’infirmière, qui ne l’examine même pas.
« Je peux voir, juste à son teint, qu’il est décédé. »
Je lui demande de lui fermer les yeux.
« Pauvre madame, il est si maigre, si décharné, que ses yeux ne resteraient même pas fermer. »
Je reste seule auprès de lui pendant quarante cinq minutes. Je mets ses effets dans une boîte que l’on me donne. Je prends un coup de la bouteille de cognac que je lui avais apporté, mais à laquelle il n’a même pas goutté. Je quitte l’hôpital après avoir embrassé les infirmières, je sens l’alcool à plein nez.
Et c’est alors qu’il m’est revenu : le jeune homme plein de capacités, musclé, fort, jeune et beau du temps de mon premier amour pour lui. Voila qui j’avais perdu, l’amant doux, l’homme qui me comprenait. Je l’avais détruit, mon impatience l’avait détruit.
Cette relation a décuplé mes capacités en affaires. J’avais entrepris un emploi de recherche dans Multicorps, et j’avais développé de nombreuses applications de stratégie. J’ai beaucoup travaillé, depuis Mladen, à partir de Mladen. Je me souviens très bien du jour où je me suis rendu compte que la stratégie avait des applications partout. Je m’étais assise et j’avais décidé d’essayer d’aller au bout de ma pensée. J’avais devant moi la première longue fin de semaine de congé depuis Mladen.
Après plusieurs mois à entrer de bonne heure le matin, je suis arrivée au bout de toutes les possibilités, je n’avais plus de jus. Alors, il a fallu que je trouve moyen d’aller plus loin. J’avais l’impression d’être debout sur une falaise qui donnait sur la mer, et la mer était recouverte d’une brume épaisse, et qu’il fallait que je poursuive ma route. Comment poursuivre ma route ? Ah çà, je ne le savais pas.
Je suis allée en parler à Rot.
« Rot, deux minutes, j’ai besoin de conseil. »
Encore habillé carreauté avec une boucle à pois, quel gars.
« C’est toute une boucle, Rot. »
« C’est de ma fille, qui est dessinatrice de mode à Chicago. Elle prend les restes de matériel, et puis elle me fait des boucles, qu’elle m’envoie. »
« Absolument unique dans son genre, chaque boucle, hein? Comme toi ? »
Quand je lui faisais des compliments, il devenait gêné, mal à l’aise. Ce matin-là, il a rougi et m’a donné une petite tape sur la main. À quatre-vingt ans, un tout jeune homme, ce gars-là.
« Écoute, Rot, tu te souviens des dessins et des idées que je suis venu te montrer ? »
« Oui, oui. Tu continues de développer çà ? »
« Ben, oui, sauf que je suis au bout de mon jus. Comment vais-je m’y prendre ? Je voudrais développer tout çà, mais je ne suis pas sûre où aller ? »
« Ah ! Je comprends, tu n’as pas de façon de t’y prendre pour aller de l’avant. Comment est-ce que tu as fait jusqu’ici? »
« Ben, je rentrais vers quatre heures et puis je sortais mes papiers et j’écrivais les phrases… »
« Quatre heures? Quatre heures du matin ? »
« Ben, oui, et puis je faisais mes dessins de cellules à mesure… »
«Tu fais de l’insomnie? »
« Je suis veuve, Rot, tu le sais bien. »
«Ah! »
Il a repassé la paperasse.
« Tu y crois vraiment, à ton projet ! »
« Ben oui, mais je ne sais pas trop comment m’y prendre pour continuer ? »
« Travailles-tu le mieux le matin ? »
« Ben oui, surtout si je fais un peu d’exercice avant, je suis plein feu le matin. »
« Ben, fais çà. Prends ta paperasse après avoir fait de l’exercice, et écris jusqu’à ce que tu arrives au bout de ta peine, au bout de ta réflexion, et puis recommence. »
« Mais comment est-ce que je vais faire pour alimenter ma pensée. »
« Comment l’alimentes-tu actuellement ? »
« Et bien, je pense à des scénarios possibles d’application, presque des fantaisies. »
« Ça, c’est des gedankenexperimenten, des expériences mentales, comme Einstein en faisait. »
« Hein ? »
« Mais oui. Et puis comment tu alimentes ta réflexion. »
« Et bien, je parle aux gens qui ont ce genre de problèmes, et puis je te parle, à toi. »
« Est-ce que tu lis ? »
« Ben, oui, j’ai toujours beaucoup lu. »
« Qu’est-ce que tu lis actuellement ? »
« Ben, le journal. »
« Mais à part de çà ? »
« Tu veux dire, sur ma table de chevet ? »
« Oui. »
« Ben, j’ai la Lysistrate d’Aristote, j’ai les romans politiques d’Anthony Trollope, j’ai un livre sur le design. Je viens de finir les romans de François Mauriac, c’est mon auteur favori. »
« Hein, tous les romans ? »
« Ben, je les aimais, ça fait que je les ai tous emprunté de la bibliothèque municipale, et j’ai fini par passer au travers. »
« As-tu des livres qui font ce que toit, tu essayes de faire? »
« Comme quoi ? »
« Des livres qui traitent de problèmes complexes par leur structure. »
« Hein ? »
« Des livres qui examinent des situations difficiles en analysant ce que les situation difficiles peuvent avoir en commun. »
« Non. Je ne suis même pas sûre de quoi tu parles. »
« Bon, ajoute à ta liste de livres à lire The Great Transformation de Michael Polanyi, Empire and Communications de Harold Innes, et The Great Code de Northrop Frye. »
« Je n’ai jamais entendu parlé de tout ce monde. »
«Çà ne me surprend pas, les gens ici sont tellement incultes. »
Il m’a donné à lire aussi plusieurs livres de Karl Popper, un philosophe de la science.
« Et puis ? »
« Et puis tu vas lire et tu vas aller au bout de ta réflexion par écrit. Si tu veux parler de ta réflexion, tu reviendras. »
Je suis revenu, et nous avons passé un an et demi à se rencontrer une fois par semaine, à quatre du matin, dans un resto. Je lui payais son gros déjeuner – il allait mourir jeune d’une crise cardiaque, à ce train-là – et nous parlions de ce que j’avais lu. C’est là mon authentique éducation, toute ma réflexion est partie de là.
Alors je me suis mise à prendre de longues marches tôt le matin, et j’arrêtais dans les cafés prendre une tasse de thé, et puis j’écrivais. Il m’arrivait, les fins de semaine de faire des parcours différents, pour voir différentes parties de la ville. Et puis, si je voyageais par affaire, je me donnais toujours le temps de parcourir la ville à pied. Ainsi, j’ai appris à connaître les coins reculés de bien des villes américaines : Chicago, Washington, et surtout New York.
C’est un jour que j’arpentais Boston que je me suis arrêtée pour écrire dans la bibliothèque de la grande université M.I.T. – la Massachusetts Institute of Technology. C’était un dimanche, la bibliothèque était ouverte tôt le matin pour tous les scientifiques qui ne vivaient pas en dehors du laboratoire, mon vol n’était qu’à quatorze heures. Je me suis assise, je me souviens encore des grandes tables de travail en bois, et des fenêtres immenses qui faisaient tout un pan de mur. Je me suis mise à écrire ce que je voyais comme application possible de la stratégie. Je voyais bien dans l’entreprise, dans différentes sortes d’entreprises, à différents niveaux de l’entreprise. Et puis, j’ai vu que les individus pouvaient s’en servir dans toutes les circonstances où il y avait un déséquilibre du pouvoir. Pas juste en entreprise, mais n’importe où dans leurs vies, la planification des finances, dans toutes sortes d’affaires. Et puis, les groupes, toutes les sortes de groupes, et les gouvernements, tant pour la politique intérieure qu’extérieure. Car j’avais vraiment le sentiment que tout le monde pourrait s’en servir, et que je venais d’inventer l’ampoule électrique.
Petit détail technique : comment communiquer tout cela? Très bonne question. Je ne suis pas naturellement douée pour ce genre de travail. Moi, c’est la recherche que personne d’autre ne peut comprendre, pas le développement. Sauf que j’étais bien trop consciente du motif de profit d’une entreprise d’experts conseil, comme Multicorps. J’avais bien hérité du sens des affaires de ma mère, cela ne fait aucun doute. Je ne pouvais pas faire autrement que d’en être continuellement consciente. Alors je me suis mise à faire entrer, sans rien dire, dans mes consultations, des petits bouts de mon invention. Mes autres innovations, par les années passées, m’avaient bien montré qu’il valait mieux tout simplement aller de l’avant, et ne pas demander la permission. Il valait mieux obtenir le pardon que la permission des gens.
Donc, sous le couvert de la consultation habituelle, je me suis mise à introduire des éléments nouveaux. Ma consultation est devenue moins didactique, et plus interactive. Au lieu de donner mes solutions toutes faites, où mes conclusions toutes faites, je proposais des exercices, je posais des questions. Il s’agit, bien sur de beaucoup d’évolution de mon coté, surtout que je préférais dire au monde quoi faire. Mais j’ai fini par me refaire une peau neuve. Il arrivait aussi que je me mette à espérer faire une intervention dans un certain milieu, mais comme dans tout cabinet d’experts conseil, il arrivait souvent que l’on désire un proposé mais que l’on ne se fasse pas engager. Cela m’a toujours frustré, même si la première leçon que j’ai apprise, c’est la règle du dix-dix : pour chaque dizaine d’appels demandant des renseignements, une seule invitation à proposer quelque chose de concret, pour chaque proposé, un seul contrat. Une bonne fois que j’étais vraiment frustrée parce que je voulais vraiment donner suite à un excellent proposé, je me suis assise et j’ai écrit tout ce que j’aurais dit à mes clients. En moins d’un mois, j’avais un livre de cent vingt pages, avec formules d’ateliers et tout et tout.
Ce livre-là, je l’ai fait publié, mais il n’a jamais vendu beaucoup d’exemplaires. Par contre, forte de cette innovation, je me suis tout de suite mise à croire que j’avais quelque chose à offrir à des clientèles plus diverses que celles avec lesquelles j’avais travaillé jusqu’ici. Alors, comme bénévole, je me suis mise à travailler avec des regroupements tout autres que les banques et les Fortune 500. J’ai travaillé avec des groupes d’immigrants, avec des groupes religieux, avec les petites entreprises, avec une communauté religieuse, avec les jeunes contrevenants, j’ai travaillé avec des professeurs d’écoles secondaires, avec des regroupements communautaires qui cherchaient à combattre le tabagisme. Avec le temps, j’ai appris à connaître bien du monde et à me déplacer dans des sphères bien différentes.
Ce n’est pas juste que je suis devenue meilleure expert-conseil, quoique ce fût le cas. C’est que je cherchais quelque chose. Je pense bien que je me cherchais, je cherchais une façon de dire qui je suis. Je pense que je me donnais de plus en plus accès au meilleur de moi-même, que je me permettais de me servir de mon côté créatif. Je ne sais pas trop comment expliquer la transformation qui s’opérait en moi, mais il y en avait une, et c’était une vraie révolution. Je me suis mise à donner du feedback. Ben du feedback : je me suis mise à donner des compliments lorsque cela revenait aux personnes. Et là, une authentique révolution s’est opérée dans ma clientèle. Je suis devenue du coup la personne la plus demandée du bureau. Je donnais du feedback constant, et je travaillais moins fort. Cela me faisait presque pitié de voir que les gens se désâmaient pour avoir le plus petit compliment que ce soit. Triste à en mourir. Mais cela m’a permis de vraiment décoller au niveau professionnel.
Je donnais des ateliers de plus en plus, et plus j’en donnais, plus j’étais bonne. Plus j’étais bonne, et plus j’avançais vite. J’ai donné un jour un atelier de créativité à une compagnie de produits comestibles surgelés. Je n’ose pas à ce jour leur donner le nom de compagnie de gastronomie, c’est impossible. Une journée entière pour le brainstorming qui mène à la liste de nouveaux produits qu’ils pourraient mettre en marché. Des pop sicles au poulet étaient sur la liste. Je n’ai pas osé dire que cela me rebutait. Mais voilà, on me prenait pour le Messie, alors que je cherchais les solutions au fond de leurs esprits. Sauf que mon propre esprit, je ne le sondais pas.
Et puis, je me suis mise à écrire furieusement, à tout moment perdu, de façon à ne jamais perdre mon fil ou un seul instant. Bien sûr que je me cachais de tout, je l’ai fait de toutes sortes de manières pendant des années. Mais je n’attendais surtout pas. Dans la salle d’attente du dentiste, au garage, sur les avions ou les aéroports, je n’étais jamais sans le moindre moment sans plume et sans papier. J’étais forcenée, je travaillais semaine et dimanche, j’arrivais au bureau avant sept heures, je ne rentrais jamais que tard. Je découvrais sans cesse de nouveaux clients, de nouvelles applications. l’entreprise me laisse faire, maintenant, même s’il y a beaucoup de jaloux. J’apprends à travailler avec le CA, même si je suis célèbre par ailleurs. Je me décide à être moi-même, que très tard, et après coup.
Le cas d’en suite, il s’agissait d’une de mes amies qui s’était mis dans le trouble. Cela a bien failli mal finir.
Elle travaillait dans une grande entreprise, dont les quartiers généraux à eux seuls occupaient deux édifices à vingt- deux étages chaque, dans le centre ville de Montréal. Le premier matin de son nouvel emploi, elle était fébrile d’enthousiasme. On aurait dit qu’elle venait de gagner la loterie. Et elle avait raison d’être fière d’elle. Elle avait gagné le concours pour son poste de façon éclatante, et cela après un très long et très compliqué processus d’embauche. Malgré toutes les embûches et toutes les statistiques qui lui disaient qu’elle n’avait à peu près pas de chances, elle avait réussi. Et son emploi était à temps complet, garanti, et dans ses cordes en plus. Les chances d’avancement étaient excellentes. Gloria (c’était cela son nom, une guatémaltèque naturalisée) s’était pris un appartement dans le quartier près du bureau, et le premier matin elle s’est rendue à pied au bureau, excitée, contente, habillée beaucoup trop chic. On l’a tout de suite présenté à tout le monde, et on a dit à chacun, en la présentant: « Voici Gloria de Flores, c’est elle qui a gagné le concours. »
« Me voici, au cœur de l’univers, les quartiers généraux d’Archer Chenevert Martel… » Elle n’a pas tardé à comprendre à quel point la situation pouvait être plate, ennuyante, peu vivante. Elle allait étouffer, c’était évident. Par contre, son patron immédiat, le directeur Sofion Stachura, était excellent. Un prince de l’esprit, un de ces rares individus qui avaient survécu à la bureaucratie et à la politicaillerie sans perdre son sens de l’humour ou ni intégrité. Le patron au-dessus, par contre, c’était une autre paire de manches. Lyon Auteil était un cas très intéressant : un français de France, comme on dit, et comme instruction il n’avait pas plus que sa douzième année. Mais il était très motivé. Il avait compris les principes selon lesquels on pouvait obtenir de l’avancement, dans la compagnie. Il dirigeait maintenant un personnel dont chacun, sauf lui, détenait une maîtrise ou un doctorat. C’était peut-être une piètre mesure de la valeur de quelqu’un, une maîtrise, mais cela n’était jamais absent de l’esprit d’Auteuil. En plus c’était un court. Il s’en faisait un complexe. On aurait dit qu’il ne l’oubliait jamais. Il était toujours en train de prouver qu’il méritait son poste, qu’il n’y avait aucune raison de douter de ses capacités.
Auteuil avait l’habitude de séduire les femmes autour de lui. Ce n’était pas physiquement un Don Juan, mais c’était l’effort intense qu’il y mettait, et sans doute aussi l’étendue de son empire dans la compagnie qui se substituait à des charmes plus physiques. Quand Gloria a commencé sa nouvelle job, elle n’avait pas encore appris çà, elle ne savait pas qu’Auteuil comptait déjà plus d’une maîtresse sur le lot. De toute manière, l’obsession d’Auteuil, c’était l’avancement, et non l’oreiller. Sauf que, sans diplôme universitaire, il avait probablement plafonné. La pyramide devenait encore plus aigue à mesure qu’on la montait. Il ne lui restait que trois grades à gravir, peut-être six postes en tout et partout. L’ascension devenait très difficile.
Gloria était aux prises avec un petit court complexé, frustré dans sa stature et frustré dans sa carrière, qui n’avait plus rien à conquérir. Il n’y a avait plus que ses subordonnées pour l’amuser, et ce n’était même pas le genre à jouir de quoi que ce soit. C’était pour lui une manière d’employer l’énergie qui lui surchargeait le bloc. Il ne cherchait qu’à être rassuré, constamment rassuré, et pour cela, il lui fallait continuellement de nouvelles proies.
Gloria ne se souvient plus maintenant du moment exact où elle a rencontré Auteuil pour la première fois – le premier jour, en tout cas la première semaine. Sur le coup, il n’a pas dû créer d’impressions particulières, mais elle s’est rendue compte très vite quand même du meilleur et du pire dans son nouvel emploi, l’emploi dont elle avait rêvé pendant toutes ces années. Stachura était superbe, il soutenait toujours son monde, et lorsque Gloria pondait des documents ou des analyses trop complexes pour la compréhension même des plus brillants, Sofion lui disait toujours: «On ne t’a pas engagé pour te tourner les pouces.» Elle avait accès aux meilleurs ordinateurs, aux meilleurs techniciens, aux meilleures ressources, à tout un personnel enchanté de pouvoir aller au bout de sa science. Mais c’est là que le pouvoir de Sofion s’arrêtait, et c’est Auteil qui allait lui empoisonner la vie.
Gloria rendait ses comptes à Stachura, mais Auteuil a vite repéré sa productivité -- elle devait sortir trois analyses de projet par année, et elle en a sorti six au cours de ses quatre premiers mois. Auteuil s’est mis à lui donner des projets se rapportant directement à lui, et qui bientôt lui prenait la moitié de son temps. Gloria a bien vu qu’un femme intelligente excitait Auteuil, que c’était un collectionneur de pièces montées. Comme un chasseur de lion, et il croyait ne pouvoir acquérir l’intelligence et le courage de sa proie en consommant son cœur…Gloria aurait préférer garder son cœur pour elle, être consommée, cela ne l’intéressait pas.
Il ne faut pas croire que toutes les femmes voyaient le jeu d’Auteuil, ou s’y opposaient. Il y en avait toujours d’assez naïves pour croire qu’elles étaient l’unique chérie. L’une de celles-ci, car il y en avait plus d’une, devait essayer de montrer qu’elle occupait un poste supérieur à celui de Gloria. Cà n’était pas vrai: les deux postes étaient en principe identiques, mais Gloria avait en fait une légère supériorité à cause de sa performance pendant le concours. La compagnie tenait soigneusement compte de ce genre de résultats. C’est donc dire si Auteuil voulait se servir de son cheval de Troie. Sa reluquette s’appelait Hélène, en plus, et elle n’était pas plus intelligente que çà. Par elle, Gloria recevait toutes sortes de message. Hélène essayait de lui donner des ordres sur ses projets, que Gloria refusait en disant qu’elle accepterait ces travaux si l’on passait par Stachura. Stachura ne disait rien, mais il n’était pas dupe.
Ensuite Hélène s’est mise à expliquer à Gloria qu’elle ne jouirait pas de grand avancement si elle refusait les travaux non-analytiques qu’Auteuil cherchait à lui imposer. Enfin, une autre maîtresse d’Auteuil, connue de Gloria mais pas d’Hélène, mariée celle-là, s’est mise à prendre un intérêt particulier à la nouvelle venue. Dominique prenait le temps de dire « Bonjour, comment çà va ? » tous les matins. Elle invitait Gloria aux pauses-cafés du groupe. Elle l’invitait à déjeuner. Gloria étouffait sous le poids de tous ces regards.
Gloria avait remarqué toutes sortes de détail sur Auteuil, mais elle espérait encore se tromper. Elle avait bien vu qu’il tenait sans cesse des conversations avec ses subordonnées dans son bureau, la porte fermée. Il ne la fermait jamais quand il s’entretenait avec des hommes. Et puis, lorsque certains projets spéciaux exigeaient une étroite collaboration avec lui, Auteuil choisissait toujours des femmes, alors que l’entreprise comptait une proportion écrasante d’employés masculins. Lorsqu’il accordait une marque de faveur, un voyage d’affaires à une destination prisée, par exemple, c’était toujours à des femmes. De moins de trente-cinq ans. Belles filles. Même quand leur présence n’était pas requise par les objectifs du voyage.
Auteuil a hâté le pas en présentant à Gloria des demandes spéciales, auxquelles elle ne pouvait pas vraiment se dérober. Il lui posait des questions sur certains dossiers qu’elle ne traitait pas. Il lui demandait de rédiger de la correspondance, alors que cela relevait d’un autre bureau. Il remettait en question certains faits qu’elle devait vérifier, alors qu’il aurait dû demander cela à l’auteur du document. Et il lui demandait de venir discuter de ces requêtes dans son bureau particulier, la porte fermée comme toujours. Il l’invitait à s’asseoir sur son divan, de sorte qu’il puisse s’asseoir à côté d’elle. Quand il s’y asseyait, c’était toujours un peu trop près, cela mettait Gloria mal à l’aise. Il la complimentait sur ses vêtements. Une fois, il s’est longuement étiré devant elle, passant ses mains sur son estomac, et il s’est plaint d’avoir trop peu dormi le soir d’avant.
Gloria le voyait venir, avec ses gros sabots. Mais ce n’est que lorsqu’elle la gorge serrée ou la bouche sèche, qu’elle s’est admise à elle-même qu’il y avait quelque chose qui ne tournait vraiment pas rond. Elle s’en voulait à elle-même de ne pas pouvoir l’empêcher, elle pensait qu’elle devrait être capable de faire tout rentrer dans l’ordre. Auteuil en rajoutait, il lui arrivait de lui poser des questions sur son père, il lui demandait pourquoi elle n’était pas plus sympathique, plus détendue, que sa carrière en souffrirait. Et puis, lorsqu’il lui a demandé son numéro de téléphone à la maison, elle se sentait déjà si impuissante qu’elle ne lui a pas refusé. Elle ne pouvait plus rien nier.
« Puis-je avoir ton numéro de téléphone à la maison ? »
« Pour quelle raison ? »
« Pour voir si tout va bien si jamais tu es malade. »
« Ah. »
En effet, cela lui donnait à penser. Gloria lui avait donné le numéro, elle était choquée de son effronterie, mais elle sentait que c’était impossible de lui refuser cela.
« Mais je vous dis que j’ai un répondeur et qu’il m’arrive de débrancher le téléphone. »
De toute façon, son numéro figurait dans le bottin. Il aurait pu le trouver facilement sans le lui demander. Il cherchait tout simplement à lui faire sentir son empire, son pouvoir sur elle. Et bien, cela avait réussi, il ne pouvait que s’en féliciter. Elle sentait la salissure, aussi, du contact contre son gré. Elle est sortie du bureau, cette fois-là, avec l’estomac dans la gorge et le cœur dans les talons. Car tout d’un coup, elle voyait comme dans un cliché : les occasions qu’il fabriquait pour venir lui parler, les projets spéciaux qui l’amenaient à travailler intimement avec lui, l’impossibilité croissante d’avoir affaire à autre que lui.
La seule chose qui pouvait la réconforter, heureusement, tout cela était encore assez tôt pour qu’elle puisse agir, mais le temps pressait déjà. Le fait que Gloria était lesbienne, probablement qu’Auteuil ne le savait même pas. Quand il l’apprendrait, cela serait pire. C’était le genre qui trouverait cela excitant, qui fantasmerait, qui validerait encore plus sa masculinité au moment de la conquête. Si elle n’agissait pas, rien ne viendrait l’arrêter. En attendant, tant qu’elle était en période probatoire, il n’y avait rien à faire pour les formalités, toutes les chances étaient de son coté. Il lui faudrait se servir d’autre chose. Rien à espérer du coté de l’employeur. Une autre femme avait entamer un procès il y avait bien dix ans de cela, et malgré son gain de cause s’était ramassé avec pas grand-chose. Que la situation devienne insoutenable, c’était sûr. Que personne ne puisse lui venir en aide, elle le savait déjà. Si sa situation devenait connue, sa carrière serait finie. Un rien rendait Gloria bouc émissaire et cause célèbre tout à la fois.
Prise au piège, Gloria allait compter sur ses propres ressources. J’ai toujours dit que Gloria était une stratège naturelle, sans connaître le mot. Elle s’était servi de la stratégie très tôt dans la vie, lorsqu’elle était jeune fille. Elle avait fait face à de nombreux préjugés et à beaucoup d’étroitesse d’esprit, tant par rapport aux sud-américains qu’aux femmes dans une famille qui était fière d’être traditionnelle.
Pour ce qui était d’Auteuil, Gloria était cynique. Le harcèlement était comme une pente glissante, qui devenait de plus en plus irrésistible à mesure que la situation se développait. Pour Auteuil, le harcèlement c’était comme se payer une traite qui ne coûtait jamais rien, qui n’avait aucune conséquence néfaste, une espèce de plaisir pur sans arrière-goût. Il y avait encore des hommes qui croyaient dur comme fer que de plotter une fille dans son milieu de travail, c’était un des petits plaisirs anodins qui accompagnaient une promotion. Auteuil était plein d’attitudes désuètes, mais qui n’avaient pas encore été démenties.
Quand à Gloria, elle avait appris à fourbir ses armes très jeune, et dans des situations bien plus menaçantes que celle-ci. Elle s’est même servie de ses expériences négatives antérieures comme carburant. C’était toujours au moins çà, cela avait servi à quelque chose. Elle n’était pas toujours consciente de son propre potentiel, évidemment, et il lui arrivait même d’arracher des victoires dont elle ne se rendait même pas compte.
Son but, bien sûr, c’était tout simplement de caser Auteil, sans l’humilier, sans demander à la compagnie de reconnaître le tort qu’elle avait vécu, sans demander aucune réparation. Une fois la situation réglée, Gloria pourrait poursuivre ses nombreux projets de carrière. Elle aurait pu se donner comme objectif de bien vivre, de jouir de la vie, mais je ne pense pas qu’elle sache ce que c’est. Mais comment
Son employeur, pour sa part, se souvenait très bien de la cause perdue du harcèlement, cela lui avait coûté assez cher, merci. Si Auteuil n’avait pas compris qu’il lui fallait faire sa chasse à la chair ailleurs qu’au bureau, ce n’était pas parce que la compagnie n’avait pas souffert de ce genre de comportement. Ce qui veut dire que Gloria ne pourrait pas lui faire comprendre s’il n’avait pas déjà compris.
Gloria avait pris des cours de judo quand elle était petite fille. Ce n’était pas habituel pour les filles, mais Gloria n’y avait même pas pensé. Elle ne se souvenait pas d’avoir été la seule fille dans sa classe, elle se souvenait seulement des compliments de son instructeur. Devant sa posture exemplaire, il avait dit: « Nous allons faire de toi une authentique judoka. » C’est là qu’elle avait appris comment se rouler par terre pour tomber sans se faire mal, des prises qui permettaient de se servir de l’élan d’un adversaire beaucoup plus grand, beaucoup plus fort, pour le défaire. Et elle s’est dit, un jour, « Voilà ce qu’il faut faire. » Je serai judoka avec Lyon Auteuil. Sa course de jupon va se retourner contre lui. Personne ne pourra me blâmer. Personne ne se rendra même compte de mon jeu.
Évidemment, c’était stressant pour Gloria. Elle a surveillé son alimentation, fait de l’exercice, a beaucoup pris soin d’elle. Elle examinait d’un nouvel œil tous ses collègues de travail qui la traitaient avec délicatesse, tous ces gens qui avaient le loisir de vivre leur travail et leurs heures chez eux dans la tranquillité. Elle leur enviait, sans s’en rendre compte elle-même, la paix dont ils jouissaient sans s’en rendre compte non plus. Gloria n’était pas tout à fait réaliste quand il s’agissait du bonheur des autres.
Gloria prenait le temps de connaître tout le monde, de dire bonjour à tout le monde, de s’informer des petites affaires de chacun. C’était une autre force. Elle apprenait tout sur tous très vite, parce que tout le monde lui racontait sans cesse tout ce qui se passait. Elle avait su presque tout de suite qu’Auteuil avait une maîtresse au bureau. Elle avait même su qui c’était, avant de la rencontrer, Une Telle. Ces renseignements ont servi.
Une Telle se rapportait directement à Auteuil pour son travail, ce qui rendait toute l’affaire encore moins intéressante pour les puristes. Auteuil et sa petite amie faisaient des efforts pour que leur relation ne soit pas évidente, mais ces efforts à la discrétion n’allaient pas jusqu’à se refuser certains plaisirs. Ils faisaient ensemble des voyages d’affaires, aux frais de la compagnie. Bien sûr qu’Auteuil devait être accompagné lors de ses voyages, mais normalement cela revenait à son adjoint, un poste beaucoup plus élevé que celui d’Une Telle. Tout se savait dans cette boîte, et un tel passe-droit, qu’Auteuil s’imaginait rusé, avait été remarqué par tout le monde.
Après quelques semaines, Auteuil s’est mis à envoyer Une Telle à Gloria, pour communiquer avec elle, pour lui faire dire ce qu’il ne pouvait pas vraiment dire directement. Une Telle lui disait que sa préférence pour l’analyse ne ferait pas de bien à sa carrière. « Mais, j’ai été engagé pour faire de l’analyse, au mois trois projets par an, comment puis-je passer mon temps à travailler à autre chose? Cela va paraître en fin d’année.» Une Telle n’avait pas répondu, il n’y avait pas de réponses possibles. Auteuil n’avait pas l’instruction qu’il fallait pour l’analyse, il en était incapable, et il s’y opposait. Aucun des autres cinq analystes ne réussissait à en faire. Mais Gloria se chauffait d’un autre bois.
Une Telle l’observait, lui faisait la conversation, essayait de comprendre ce qui motivait Gloria, ce qui l’agaçait, etce qui pourrait la faire marcher. Une Telle aurait eu de meilleures chances de réussite si elle avait eu gros comme le petit doigt de subtilité. Mais non, elle n’était pas douée, son atout principal, c’était son admiration sans bornes pour son chum. Epiée, Gloria commençait à se sentir étouffée. Il était temps d’agir.
Un bon vendredi, Une Telle a invité Gloria à sortir pour le lunch. Les déjeuners d’affaires n’intéressaient jamais Gloria, mais elle avait formulé son plan. Un dîner du vendredi, c’était une occasion en or, et puis le jeu en était encore à ses débuts. Il fallait porter le coup le plus vite possible. Gloria a pris une profonde respiration, elle a vérifié son maquillage, et elle est sortie de son bureau pour se lancer dans la gueule du lion.
Plus tard, lorsque Gloria m’a tout conté, elle m’a décrit en détail la courte marche vers le resto, la terrasse où elles s’étaient arrêtés, le garçon de table, la nappe carreautée, les verres égratignées, le décor aperçu depuis l’extérieur, et tout, et tout, et tout. Gloria savait bien que tout ce qu’elle dirait se retrouverait le jour même dans l’oreille d’Auteil. Elle a donc laissé Une Telle parler tant qu’elle voulait.
« Comment s’est passé ton voyage en Europe avec Auteuil ? »
« Bien, bien. Mais c’était fatiguant, on a beaucoup travaillé. Tous les jours, il y avait plusieurs rencontres importantes. »
« Comment as-tu trouvé le décalage horaire ? »
« Cela s’est bien passé, en s’en allant. Et puis, on était bien trop débordé pour se préoccuper de ces détails-là. »
« Mais, en revenant ? »
« En revenant, j’ai du revenir au travail le surlendemain, alors… »
La conversation divergeait, mais Gloria ramenait toujours des questions plus personnelles sur le tapis.
« Que fais-tu de tes temps libres ? »
« Et bien, je fais de la voile. »
« Ah oui, au Club ici? »
« Mais oui, en fais-tu?»
« Non, pas moi, mais j’admire les gens qui en font, il me semble que cela doit être excitant. »
Çà n’était pas brillant, mais tout servait à Gloria. Elles ont parlé encore de quelques broutilles, de rouge à lèvre – cela prenait tout pour que Gloria ne crie pas d’ennui – et puis Gloria a porté son premier coup.
« Est-ce que tu fréquentes quelqu’un, toi ? »
Une Telle s’est crispée.
« Non, non, » dit-elle presque trop vite. « Pas pour le moment. Mon dernier chum, cela remonte à plusieurs mois. Je suis en pause. »
« C’est qu’au bureau, c’est surtout des gens mariés, hein. Cela ne nous laisse pas grand’chose. »
«Ils sont presque tous plus vieux que nous… »
« Auteuil, lui, n’est pas marié. »
« Non, il est divorcé.»
« Il me fait l’effet de n’être pas marié, en effet, » dit Gloria. « Est-ce qu’il sort avec les filles du bureau? »
Une Telle hoquète, puis elle se remet.
« Non, non. Pas du tout. Je suis sure que non.”
« Es-tu sûre? Je veux dire, par exemple, Hélène?»
« Non, non, non. »
« Ah. »
La lionne avait bien vu que son lionceau était menacé. Gloria, elle, n’a même pas entendu la réponse d’Une Telle, tant les oreilles lui bourdonnaient. Elle a vu le sourcil froncé, cela lui a suffi, Dieu merci. Le tour était joué. Après, c’est Une Telle qui surveillait Auteuil, bien mieux qu’aucun comité sur le harcèlement n’aurait pu le faire. Auteuil a rengainé, et c’est une Gloria soulagée qui est venu tout me raconter cela. On aurait écrit un feuilleton que personne ne l’aurait cru.
La carrière de Gloria s’est assez bien passé par la suite. Auteuil s’est amouraché d’une seconde maîtresse bien mal choisie. C’était la maîtresse secrète du PDG, mais il ne le savait pas. Elle voulait rendre son amant plus puissant jaloux, et puis Auteuil était libre de l’épouser. Cela ne lui a pas rendu service.
Voilà pour une forme d’application de la mètis. Après cela, je me suis préoccupé d’appliquer la mètis à la carrière d’un homme politique. Il avait un sacré problème…Il se comportait comme si le fond de la culotte de la voisine était une mine d’or à exploiter. Pour un homme dans sa vie privé, cela ne change rien sur le marché du travail. Pour une personnalité politique, c’était tout autre chose.
Mon Pierrot, Pierre-André Cousteau de son vrai nom, est né dans la Beauce en 1946. Il a grandi dans une famille assez perturbée. Pour commencer, son père s’est tué dans un accident de moto trois mois avant sa naissance. J’ai toujours pensé que les enfants posthumes accusaient certains désavantages psychologiques. Sa mère a fait son cours d’infirmière et a réussi à gagner sa vie, mais elle a du laissé son petit Pierrot avec ses parents pendant des grands bouts de temps. Elle a fini par se remarier, avec un monsieur Cousteau, et son Pierrot a pris le nom de son beau-père.
Je ne sais pas d’où cela vient, mais Pierrot a toujours été obsédé par le succès. Pas matériel, il ne cherchait pas l’argent, mais de gagner tous les concours, de remporter toutes les médailles, d’accumuler l’admiration de tout le monde. Tout jeune, il s’est mis à accumuler les prix et les honneurs, à l’école. À l’âge de seize ans, il a gagné un concours dont le prix était une rencontre (une dizaine d’autres jeunes y étaient aussi) avec le premier ministre du Canada, à l’époque Pierre Elliott Trudeau. Il a dit plus tard que cette rencontre l’avait ébloui, et que c’est dès lors que ses ambitions politiques se sont précisées. Il a étudié à l’université McGill, et il a remporté la bourse Rhodes pour passer un an à Oxford. Ensuite, il s’est inscrit à Osgoode Hall pour faire son droit.
En 1972, il a géré la campagne électorale d’un candidat pour le siège de sa région. Son beau jeune homme a perdu, mais Pierre, lui, est devenu un vrai mordu. Reçu du barreau en 1973, il est rentré en Beauce pour établir son cabinet et pour planifier sa future carrière politique. Il s’était marié en 1975 avec une avocate rencontrée au cours de ses études. Sa carrière à elle était plus brillante et mieux payée que la sienne, entre autre parce qu’elle donnait au cabinet d’avocat sa pleine concentration. Lui papillonnait, mais tout ce qu’elle faisait allait servir, sans aucun doute.
Il s’est présenté au conseil municipal en 1974 et il a perdu ses élections. Il s’est représenté comme maire en 1976 et il a réussi. Après deux mandats, il perd ses élections – la vie politique n’est jamais tendre -- et il décide de se présenter comme membre de l’Assemblée Nationale en 1980. Il perd aux législatives suivantes, puis reprend son siège la fois d’ensuite. C’est n’est pas tout à fait un fichier exemplaire, c’est que de temps à autre des rumeurs sur sa vie personnelle venait le saucisser. Il n’avait pas la verve pour s’en sortir comme, par exemple, cet homme politique israélien, qui sur la parution des mémoires d’une ancienne amante, avait dit à la presse : « À l’avenir, que des analphabètes. »
Au moment de sa défaite, le parti de Pierre-André lance un concours à la chefferie, et mon Pierre-André étant à rien faire, se présente alors qu’il est presqu’inconnu. Il remporte ce concours, malgré les nombreux obstacles et ses défauts bien évidents. Moi, je pense que c’est parce qu’il a bien su se servir de la mètis. Je l’ai moi-même conseillé pendant sa campagne.
Pierre-André Cousteau mentait sans que cela ne le dérange plus que çà, si cela pouvait servir à ses fins. Il évadait le regard du public, et donc l’examen exigé par l’opinion publique, même quand il cherchait à dorer son image. Il était prêt à tous les sacrifices matériels pour le bien de son image et de sa réputation, et ce, tout au long de sa carrière politique.
Par exemple, vers mars 1988, les journaux rapportaient que le candidat à la chefferie avait « presque reçu l’appui d’un presque candidat. » C’était mon Pierre-André, çà. Il avait accordé son appui à quelqu’un comme candidat à la chefferie avant même de s’être déclaré. Et en termes très forts : que vu que la question de l’heure, c’était l’intégrité, que Raymond Tremblay la possédait. Mais lorsque les journalistes ont demandé à Cousteau s’il appuyait vraiment Tremblay, Cousteau n’a répondu qu’en disant que ses commentaires antérieurs suffisaient. Lorsque Cousteau s’est présenté à la mairie, son rival Geoffrey Nelson a dit de lui qu’il était le genre qui « préférait traverser l’océan à la nage plutôt que de dire la pure vérité. »
Et puis, à compter de 1991, la presse satirique ou populaire, genre Allo Police, ne fournissait plus l’enquête sur les ragots (et les calembours) qui circulaient continuellement sur lui. Presque chaque jour, une nouvelle suggestion d’adultère ou de corruption faisait surface. Quand on lui demandait quels étaient ses projets pour l’avenir, il s’indignait. « Je ne suis pas obligé de tout vous dire. Je vous avertirai en temps et lieu… » C’est avec çà que j’ai dû travaillé.
Je n’ai peut-être pas dis que, si j’avais aimé Mladen plus que tout, je me suis racollée tout de même. Quelle naïveté de ma part, de croire que je pouvais retrouver tout ce que j’avais perdu. Cela aurait du être évident. Luc était tout le contraire de Mladen, d’abord parce que je n’ai éprouvé pour lui aucune passion. C’était un bel homme, pourtant, aux yeux bleus, un rien plus grand que moi, avec la légère calvitie de tant d’hommes d’âge mûr. Il était froid, le genre qui se détournait le visage s’il voulait rire. Sa mère, morte pourtant peu après notre mariage, m’avait dit assez gratuitement je pense, qu’il avait beaucoup de contrôle dans tout, et surtout dans çà. Je me suis longuement demandé quelle affaire elle avait à me dire qu’il se contrôlait bien sexuellement – à la longue je me suis dit que la relation était maladive, que sa mère l’avait sans doute agressé – mais en tout cas elle avait raison.
Il était séparé, il avait deux enfants dont il ne parlait jamais, nous n’avons jamais parlé de sa femme.
Je me souviens de l’histoire du dîner. Avant de rencontrer Luc, j’avais une amitié superficielle et légère avec un gars du bureau, Tony. Nous aimions rire des folies des diverses personnalités parmi la clientèle. Rien de bien grave, j’avais soupé avec lui et sa blonde, Laure, une fois. Ce couple adorait faire la cuisine. Mais Luc avait perdu une cause à cause d’elle, me disait-il. C’était elle aussi une avocate, et elle l’avait sommairement humilié parce qu’elle l’avait pris en faute, et le voilà pris avec les frais de cours à payer à ses clients à elles. Bon, bon, bon. On s’était rencontré, les quatre, à un dîner mondain à Toronto, où le vin était mauvais mais la cuisine bonne, et quand Laure m’avait invité à revenir souper avec Luc, car ils avaient depuis pris un cours de cuisine en Ombrie, et bien, j’avais accepté avec plaisir. Et Laure avait dit :
« Ben, je vous laisse choisir la date, parce que Luc se sent peut-être encore un peu froissé. »
Mais non, lui ai-je répondu, tout va bien.
Toujours est-il que Luc refusait d’en parler, refusait de proposer une date. Quand Laure est revenue à la charge avec une date, parce que l’on s’était à nouveau rencontré et qu’ils avaient renouvelé l’invitation, il a répondu par courriel qu’il ne voulait rien à voir avec eux, et qu’il ne voulait pas non plus que ‘les gens près de lui’ aient du contact. Cela ne m’aidait pas, je devais travailler avec Tony. Alors j’ai laissé passer quelques semaines, et je lui ai demandé d’aller dîner à un nouveau restaurant à coté. Il a dit oui. Quand je suis venu à la maison, et que j’ai mentionné, j’ai eu droit à deux semaines de boudin. Finalement, il m’a demandé d’aller avec lui en voyage d’affaires la même semaine que le dîner, que j’ai annulé. Mais pendant le voyage, il m’a fait sentir qu’il ne pouvait endurer que je me reprenne. Je n’ai donc jamais repris de date avec lui.
Luc ne s’imposait pas de façon évidente. Je ne sais, finalement, s’il m’a vraiment aimé. Tout ce que je sais, la dernière fois que je l’ai vu, c’est qu’il avait pris dans ses bras comme un nouveau-né que l’on prend pour la première fois, les photos et autres colifichets de notre vie ensemble, comme s’il pouvait encore embrasser la vie que nous avions partagé ces quelques mois.
J’ai rêvé, bien des années plus tard, au sujet de Luc. Voilà que mon inconscient me le ressortait. Dans le rêve, c’était après sa retraite. Je me réveillais au lit, à ses côtés. Dans mon rêve, nous étions fiancés, nous allions nous marier. Un beau jour, j’ai reçu la visite de Marie Peters. Elle ne comprenait ni mon choix, ni ma décision de me marier. Elle s’est assise à la table de cuisine et elle me dévisageait avec désarroi et surprise. J’avais beau faire miroiter devant ses yeux l’immense diamant de fiançailles que m’avait offert Rot –- il passait pour avoir hériter beaucoup d’argent de ses parents -- elle ne perdait pas la moue de dégoût qui s’étendait toujours plus sur son visage. Alors je lui ai dit, toujours dans mon rêve:
« Je suis enceinte. »
Et d’elle de penser, sans pourtant le dire :
« Ah ! C’est pour çà que tu as fait çà… »
J’ai arrêté ce soir-là de coucher avec Luc, et en m’étendant seule dans ma chambre, je prenais conscience que j’étais enceinte d’outils. Je les voyais flotter touts petits dans mon ventre. Je me suis demandée ce que cela pouvait bien vouloir dire. Mais la réponse m’est venu vite. J’avais beaucoup d’idées que je voulais développer, je le voyais bien. Pour mener la grossesse à terme, pour mettre mes idées au monde, il me fallait des ressources, il me fallait du temps, il me fallait l’aide des autres.
Je vois bien que l’on dira que Mladen est l’amour de ma vie, mais moi je dis que j’ai été bien plus longtemps, et j’ai accompli beaucoup plus, pendant mes mois avec Luc. Luc, au moins, il était comme moi. Luc, au moins, il me comprenait à mi-mots et il ne me disait jamais quoi faire, ni quoi ne pas faire.
Je me souviens du jour où j’ai rencontré Luc Fréchette pour la première fois. Le bureau était en reconstruction : j’ai senti la poussière et le plâtre sous mes pieds en descendant le corridor, et puis il y avait un échafaudage qui barrait la route, qu’il m’a fallu détourner, et puis le bruit des scies et des marteaux étaient assourdissants, d’autant plus que ces bruits n’avaient aucun pattern, aucun rythme. J’ai rencontré trois travailleurs de construction en bottes, avec leurs grosses ceintures de travail qui retenaient plus d’outils que je n’avais dans ma boîte. Je ne savais pas si c’était de la peinture, de la térébenthine ou un autre nettoyeur que je sentais. Je ne savais pas plus où était le bureau de Luc Fréchette, je ne savais que j’avais trois questions à lui poser, et que j’étais pressé. Le numéro 187, voici sa porte, je cogne, mais il y a tellement de bruit que je ne m’entends même pas frappé. J’attends un instant, mais je ne pense pas pouvoir entendre si l’on me répond. Alors je frappe à nouveau. J’attends à nouveau mais je ne crois pas pouvoir entendre, alors j’entre.
C’est le bureau poussiéreux ordinaire : le pupitre est en bois, comme sont les étagères, et comme la plupart des avocats que je connaisse, il y a des papiers partout. Mais c’est Luc lui-même qui retient mon attention. Il est assis, et je vois bien qu’il a l’ossature fine et le ventre rondelet. Il porte une barbe à la Henri IV, je suis soulagée de voir qu’il la taille, au moins. Mais il ne dit rien, il ne se lève pas, au contraire il retire sa main de dessous le pupitre, je ne lui voyais pas la main droite, et dans la gauche il a un crayon à mine jaune, comme ceux de l’école, avec une efface brunâtre au bout.
« Bonjour, Maître Fréchette, je suis Mireille Massey-Dome. Mim.»
Il me salue de façon inhabituelle pour une première fois. Il ne se lève pas, il reste assis, il ne fait que lever le bout du crayon, le bout avec l’efface, et le laisse ensuite glisser entre ses doigts.
« Je m’excuse de vous déranger comme cela, mais je m’occupe du dossier Placer, et j’ai trois questions à vous poser. C’est malheureusement assez urgent. Premièrement…»
Mais qu’est-ce qu’il a, il n’a pas desserré des lèvres depuis que je suis entrée, il est comme figé, et puis il halète toujours. Un peu de rougeur dans le teint, mais je ne l’ai jamais rencontré, ces petits gros, il arrive qu’ils aient le teint assez fort. Quoique lui, il a une peau de pêche…
« Cela vous arrive, de frapper à la porte, avant d’entrer? »
Il rugissait, ce petit homme. Alors j’ai bien vu qu’il avait l’air gêné finalement, mais je n’ai compris que plus tard ce que voulait dire les couleurs vives, l’ombre de sueur sur sa lèvre supérieure, le mouvement soudain de sa main qui passait sur le pupitre. Bordel, si tu veux faire cela pendant les heures de bureaux, barre la porte, éteint ta lampe, jusqu'à ce que tu sois remis de tes émotions, on n’est plus des ados…
Cela m’a choqué finalement. Pas la masturbation, je m’en balançais, mais le fait qu’il soit bête comme ses deux pieds parce qu’il s’était fait prendre la main dans le sac.
« Oh ! Pardon. »
C’est tout ce que j’ai dit, de ma bouche la plus pincée, et je suis sortie de mon célèbre pas de gendarme, avec le talon aiguille qui allait laisser ses traces dans le prélart. Je suis retournée au bureau, et je me suis dit que j’avais bien d’autre chose à faire que de parler à ce mufle. Même mon souvenir de cette première rencontre est pincé...
Il m’a rattrapé un peu plus tard et s’est excusé. Je lui ai dit crûment que s’il veut se masturber, qu’il tourne la porte à double tour avant. De là il s’excuse, fait des remarques générales.
Je l’ai vu une fois, il était le conseiller spécial d’un des conseils d’administration auquel j’assistais. Je ne le connaissais pas encore, j’avais surtout remarqué la barbe taillée comme en as de pique. Cela se voyait très peu, à l’époque. Il m’a reparlé, sans avoir l’air gêné. J’ai apprécié le cran. On en est venu de fil en aiguille à se fréquenter.
Je ne comprends pas pourquoi. Je pense que c’était parce qu’il ne m’attirait pas plus que cela. La première fois que l’on a fait du frottage, il a eu une érection, mais quand avant, quand on caressait, j’ai mis la main dans la patelette et j’ai trouvé… rien. Je veux dire, je ne sentais que de la peau et du poil, mais du poil, il en avait partout sur l’estomac, il n’y avait rien là. Aucun obstacle, à l’exploration, mais aucun retour non plus, aucune turgescence, comme disent les manuels sexuels. J’ai été abasourdie. Le contraire de Mladen. Et puis, il ne m’a jamais posé d’attentes sur ce point. Cela a pris deux mois que l’on ne le faisait presque plus, et puis une ou deux fois l‘an, on se regardait se masturber. Point final.
Toujours est-il que Fréchette avait des ambitions politiques. Il allait à toutes les levées de fond, à tous les dîners mondains à Toronto. Il siégeait à des CA qui ne l’intéressait même pas, pour rencontrer le plus de politiciens possibles. Après une victoire électorale de son parti, le chef l’avait fait venir.
« Bon, dit-il, qu’est-ce que tu veux ? »
Et Fréchette d’avoir le front de lui demander la magistrature.
« Ouais, ben, il n’y en a plus beaucoup à ma disposition, depuis les réformes. Mais par contre, aux tribunaux administratifs comme la régie des loyers, cela se peut. Ce sera payé à la leçon, tu comprends. »
Fréchette a sauté sur l’occasion, je n’ai réussi qu’à le dissuader de porter les vêtements judiciaires qu’il ne méritait pas, somme toute. Même pas juge de paix.
Toujours est-il qu’il m’avait demandé de prendre sa place sur le CA de Habitat pour l’Humanité, un organisme communautaire qui bâtissait des maisons pour des gens trop pauvres pour s’en acheter une. Je me souviens bien de cela, parce que mon mécanicien avait fait une demande l’année précédente. Et bien, mon mécanicien est venu me voir une bonne fois.
« Écoute, j’ai un problème, je voudrais t’en parler. »
«C’est à quel sujet ? »
« Ben, je sais que tu sièges au conseil d’administration pour Habitat pour l’humanité. »
« Oui. »
« Ben, j’ai un problème. Tu sais que je vais avoir une maison, et que vous m’avez demandé un dépôt de $2000. »
« Oui, oui, félicitation. »
« Ben, le dépôt, je l’ai payé à la gérante générale, j’ai le chèque qui est revenu de la banque. Regarde-le. »
« Ben, oui, je vois bien çà. »
« Ben, la gérante dit que je n’ai pas payé le dépôt. C’est elle qui m’a dit de lui faire le chèque à son nom `a elle. Quand je suis allé me plaindre à Luc Boissonneaux, le président du conseil, il l’a consulté. Elle a dit que c’était une transaction personnelle. »
« Il ne l’est plus, il vient d’être nommé arbitre par la province. »
« Je sais, mais c’est ce qu’il m’a dit. »
« OK, et puis ? »
« Ben, la question va être discuté au CA cette semaine, je voulais te mettre au courant. TU sais, pour recevoir une maison de vous autres, faut plus ou moins être pauvre. »
« Bien sur que les récipiendaires ne sont pas en moyens. C’est un organisme à but non lucratif. »
« Ben, je vais être obligée de me reprendre. J’ai le reçu, je l’ai payé en argent, elle dit que le reçu est un faux. »
«On va voir ce que le CA va dire. »
Ben, la CA a pris la part de sa gérante.
Alors je lui ai dit :
« Va au tribunal de la régie des loyers, va à l’aide juridique, ils vont s’occuper de toi. Ça n’a pas de sens, tu as le reçu, et ils ne te croient pas. »
Il a suivi mon conseil, il est allé à l’aide juridique, on lui a donné le dernier frais chié. Et puis, cela a pris du temps, il a fallu attendre que le calendrier du tribunal soit libre, 6 mois environ. Finalement, il y a eu des coupures budgétaires, ce qui veut dire que l’arbitre est resté à Toronto, et tout s’est passé par vidéo. Qui coûtait plus que le prix du billet d’avion, mais enfin…Et puis l’arbitre choisi a été… Jean-Jacques. Quand j’e l’ai su, il était déjà trop tard. Moi, je trouvais qu’il y avait un conflit d’intérêt. Mais lui a refusé de m’en parler, il m’a boudé. Ce qui fait qu’il est allé à Toronto plutôt que de rester en ville entendre la cause en personne, pour ne pas effaroucher ses patrons politiques.
Je suis allé entendre la cause. L’avocat a fait sa job, il a montré le reçu, il a explique la situation. L’avocat pour Habitat est allé à Toronto, il a bien fait, cela a fait une différence. Habitat soutenait l’histoire de la gérante, qu’il s’agissait d’une transaction personnelle. Tout cela nous a paru tellement cousu de fil blanc, que l’avocat ne m’a même pas fait comparaître, pour dire que je n’étais pas d’accord avec le CA, que le vote n’avait pas été unanime.
Et puis, le coup est tombé. Fréchette a trouvé en faveur d’Habitat. Je suis restée tellement bête que j’ai rien dit. Le mécanicien n’a pas compris tout de suite non plus.
« Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce que cela veut dire, non-lieu ? »
L’avocat a expliqué lentement.
« Non-lieu c’est une expression française, pas canadienne. Cela veut dire qu’on refuse de trouver en notre faveur. »
« Hein, mais j’avais le reçu et ils disent que je n’ai pas payé. »
« L’arbitre a du penser que tu avais tout inventé. »
Alors, je suis intervenue.
« Tu vas faire appel, maintenant. »
C’est l’avocat qui a répondu.
« L’aide juridique ne couvre pas les frais d’un appel. »
Cela lui coûterait moins cher de repayer que de faire appel. Une fois de plus, c’est le petit porteur d’action qui perd tout, et les gros richards rentrent chez eux, la panse remplie et la conscience tranquille.
Le mécanicien est resté abasourdi pendant plusieurs minutes.
« Il ne te reste que d’aller aux journaux et dénoncer toutes l’affaire. Je vais t’aider, on va en faire un scandale. »
Mais en le disant, je savais bien que Fréchette m’obligerait à rester dans l’inaction. Ce qu’il fit.
Toujours est-il que j’ai cherché à me reprendre de quelque manière, j’ai cherché à faire quelque chose de mes dix doigts, à m’occuper. J’ai dîné avec une amie et je lui ai dit que j’étais en train d’écrire une chanson Western. On s’est saoulé la gueule et je suis allée la beugler dans un bar karaoké. On m’a hue. Et puis, j’ai téléphoné à tous mes amis qui savaient faire à manger, pour leur dire que j’allais les inviter à une émission de cuisine que j’allais proposer à la station de cablo-distribution du coin. Ils ont tous acceptés, mais je n’ai pas avancé le dossier. Je suis allée dans une auberge comme l’invitée d’un de ces mais, et j’ai dit bien fort dans la salle à manger que je pouvais en faire autant, juste au moment où le chef suisse qui avait travaillé dans les grands hôtels du monde entrait. Finalement j’ai inventé un nouveau jeu pour aider les enfants à épeler.
J’avais une connaissance, Linda, qui avait siégé au conseil d’administration de la Société du cancer avec moi, qui était psychologue en charge des détenus dans un des pénitenciers à sécurité maximale, qui se trouvait être dans ma région. On a pris un café, je lui ai expliqué mon idée.
« Linda, je voudrais enseigner la stratégie à tes gars. »
« La stratégie? Ce sont des durs à cuire, hein, en général, es-tu bien sûre que tu veux faire çà ? »
« Oui, oui. Écoute, il n’y a plus personne qui me ferait confiance, avec ce qui est arrivé. Mais j’ai encore du jus, il me semble, j’ai encore quelques bonnes idées. J’ai encore de l’énergie pour mettre du monde sur pieds, les habiliter à faire quelque chose de leur vie. »
« Ben, tu sais qu’on a pas de budget pour ça. »
« Je sais bien, je n’ai pas besoin d’argent, j’ai besoin d’un projet. »
« Écoute, chère, tu ne vas pas venir mener mes gars par le bout du nez, ils sont beaucoup trop matraqués pour ça. «
« Ben, si t’es pas sûre que je suis capable… »
« Je suis sûre de tes capacités professionnelles, je ne suis pas sûre de te voir capable de fonctionner dans le milieu. »
« J’ai travaillé avec toute sortes de monde, et partout dans le monde. Je sais m’adapter aux cultures très rapidement. »
« Ouais, ce n’est pas la même chose, ils vont éviter de te donner du feedback, par exemple, ils cherchent à cacher tout ce qui se passe de tout le personnel. »
« Çà ne fait rien, je vais être capable. »
« Et puis, il va falloir que tu rencontres le directeur de la prison, il n’est pas facile celui-là. Depuis deux ans, il reçoit un bonus s’il réussit à économiser sur son budget, un bonus en proportion aux économies qu’il réalise… »
« Çà n’a pas de sens ! »
« C’est la dernière mode, hein, on ne peut rien faire là-dessus. Écoute, j’y vais, mais je te rappelle. »
Elle l’a fait. Trois jours plus tard, j’avais un rendez-vous avec le directeur. C’était un homme plus jeune que moi, fin de la trentaine, à l’aspect dur, pas physiquement, mais concentré et sans souplesse spirituelle. Souplesse spirituelle… depuis quand est-ce que je pensais comme cela ?
« Vous n’allez pas parler aux journalistes de votre bénévolat ici ? »
C’était ça la première question qu’il avait à me poser, la première chose qu’il avait à me dire.
« Le gouvernement en place n’a pas besoin de publicité inattendue sur ses détenus. »
« Non, non, j’ai répondu, je ne pense pas avoir affaire encore à eux. »
«Et pour quelles raisons vous vous êtes portée volontaire ? »
« J’ai encore une contribution à faire à la société, il me semble, et je voulais poursuivre mon travail professionnel sous un autre angle, dans un nouveau contexte, relever un nouveau défi. »
« Ouais, ouais, un nouveau défi, je vois bien ça. Çà ne me dérange pas en autant que les médias n’entendent parler de rien. »
« Pas de problème. »
“Et puis, qu’allez-vous faire après ?”
« Comment, après ? »
« Quand vous aurez donné votre atelier, vous allez faire quoi avec les résultats ? »
« Ben, rien. »
« Comment ça, rien ? »
« Je le fais pour la satisfaction personnelle. »
« La satisfaction personnelle? Vous ne ressemblez pas beaucoup à l’Armée du Salut, vous savez. Et ce sont les seuls qui prétendent être désintéressés, ici. Ben, il y a peut-être l’aumônier, autrefois, mais maintenant ils sont salariés. »
« Je le fais pour avoir quelque chose à faire, je suppose. »
« Ah ! Les dilettantes, ça me connaît. Parfait. Alors, vous allez opérer sous le sceau de la confidentialité.”
« Çà va, j’ai l’habitude vous savez, dans le milieu des affaires. J’ai même demandé qu’on ne me dise rien de leurs casiers judiciaires. »
« Bon, parfait. Merci d’être venue. »
Je me suis donc présentée le premier jour, fière comme Artaban et gênées comme une pucelle. Ils étaient neuf, surtout des autochtones, bien sûr, mais il y avait aussi des blancs, et puis il y avait des jeunes et des moins jeunes.
Je l’ai tout de suite remarqué, parce qu’il fronçait les sourcils tout le temps. Mais il n’a presque rien dit la première fois. Faut dire qu’il n’y avait pas grande conversation la première fois. Ils m’ont dit plus tard qu’ils voyaient bien que j’étais nerveuse et qu’ils avaient essayé de me donner une chance. Moi, je voyais surtout qu’ils ne me faisaient pas confiance. Feedback zéro, comme Linda m’avait dit. Misère. J’avais poussé tout de même, je n’avais pas froid aux yeux, j’allais de l’avant, je fonçais, je poussais à la roue. En d’autres mots, j’ai commencé par commettre toutes les erreurs habituelles.
A la troisième ou quatrième rencontre, on prenait une pause, et puis j’ai demandé à Lulu pourquoi il fronçait toujours les sourcils. Il a dit :
« J’ai de la misère à voir. »
« Je pense bien que c’est ça, » je lui ai répondu, « mais pourquoi ne portes-tu pas des lunettes. »
Et un autre détenu a répondu :
« C’est la police qui lui ont brisés. »
Ah.
Tout m’est revenu tout d’un coup, comme une vague qui déferle. J’ai fait ce que je n’avais jamais fait devant le monde, ni aux funérailles Mladen, ni après le procès, ni ensuite assiste toute seule à la maison, devant un téléphone qui ne sonnait jamais, j’ai pleuré. J’ai su tout de suite que j’en avais pour plusieurs minutes. J’étais gênée, bien sûr, mal à l’aise, mais j’ai entendu, comme si elle venait de loin, la voix de Luc:
« Écris- en un livre ! »
« C’e n’est pas que je suis insultée ou blessée. C’est que je suis frustrée. Vous ne m’en avez jamais parlé avant. Nous avons perdu tout ce temps, que nous aurions pu mieux employer, et nous ne le retrouverons jamais. Je ne peux plus me reprendre. »
Et j’ai compris à ce moment-là ce que je pleurais. Non pas cette mésaventure finalement très anodine avec les détenus, le bien que j’aurais pu leur faire. Non, je pleurais sur moi-même, sur le mal que j’avais causé, les erreurs que je ne pourrais jamais reprendre. Sur le temps que je ne pourrais jamais plus ravoir.
Je me suis sauvée le plus vite que j’ai pu. Je voulais à tout prix sortir de là avant que le mot ne se passe. Avant que tout le monde ne soit au courant. Avant, surtout, que les gardes n’en entendent parler et ne fassent là-dessus des calembours que les détenus ne feraient jamais. J’ai réussi à sortir de là à temps. J’ai pu souffler, une fois dans ma voiture. Mais je n’ai jamais pu en parler avec qui que ce soit. Et surtout pas à Marie Peters.
Et puis, c’est l’hôpital qui à téléphoné. Il s’est ramassé à l’hôpital, je suis arrivé, il était inconscient.
Je suis arrivée à la course au bureau du service d’urgence, et je l’ai demandé tout de suite. L’infirmière a dit :
«Êtes-vous de la famille ? »
« Non, j’ai répondu, je suis une amie. »
« Ah, » a-t-elle dit. « Sa femme est avec lui. Nous avons du lui mettre un tube dans la gorge pour l’aider à respirer, ne soyez pas trop surprise.» Je ne la connaissais pas.
Surprise, moi, je ne pensais avec impatience qu’à le voir. Nous avons tourné à droite, et puis nous avons passé plusieurs portes, et nous sommes arrivés au fond d’une salle d’examen, dont le rideau était tiré. En entrant je l’ai vu tout de suite, et j’ai trouvé que ses yeux avaient l’air diablement fixes. Mais j’ai tout de suite regardé sa poitrine, qui se levait et retombait périodiquement. J’ai aussi vu qu’il y avait une infirmière assise derrière lui. Et puis, j’ai vu sa mère.
« Mme Fréchette, vous ne me connaissez pas, je suis une amie de votre garçon, je suis allée le voir plusieurs fois. »
C’était une petite madame blonde, courte et mince. Elle avait le teint clair des finlandais, et elle parlait avec l’accent.
Je n’ai même pas eu le temps de m’asseoir. Elle dit :
« Le docteur vient de passer. Il m’a dit que Luc a souffert un gros saignement dans la tête. Il m’a dit qu’il n’avait aucune chance de survie. Il m’a demandé de lui faire un don d’organes. Qu’est-ce que je devrais faire?»
Alors je l’ai regardé de nouveau, et j’ai vu que l’infirmière actionnait la bulle pour respirer pour lui.
« Je ne peux pas vraiment vous conseiller, madame. Je sais que les familles qui font le don d’organes y trouvent un sens très profond. Pouvez-vous consulter vos enfants? »
«Je devrais mais ils sont à Edmonton.»
« Pouvez-vous téléphoner d’ici ? »
L’infirmière a dit oui tout de suite, elle a même composée la ligne extérieure.
Pendant que Mme Fréchette téléphonait, je me suis rassise. J’ai regardé mon pauvre Luc, moi aussi. L’infirmière a dit :
« C’était une hémorragie cérébrale énorme, il n’a jamais eu la moindre chance. »
« Mais qu’est-ce qui s’est passé ? »
«On l’a trouvé effondré à son chalet, dans le nord. Quand il est arrivé ici, le fluide cérébral lui sortait par le nez…. »
J’ai couru jusqu’à la salle de bain, j’ai vomi un peu dans mes mains. Je me suis rassise sur le siège de toilette après deux ou trois haut-le-cœur. J’avais la sueur froide. Il fallait que je retourne à Mme Fréchette. Elle était seule jusqu’à e que ses enfants arrivent.
« Les enfants on dit que l’Eglise ne le permettait peut-être pas. »
«Y a-t-il quelqu’un qui va venir vous répondre à vos questions? »
« Oui, mais juste demain, il y a une tempête de neige, l’avion ne peut pas décoller. »
« Bon, et bien, je suis prête à rester avec vous. »
L’infirmière en chef est entrée et elle a dit que nous allions transférer mon petit aux soins intensifs d’ici une heure ou deux.
« Allez-vous continuer la respiration artificielle jusque là? »
« Oui, c’est notre pratique de faire la respiration artificielle à la main tant que quelqu’un est dans la salle d’urgence. Ce n’est qu’en haut que l’on trouvera le respirateur. »
Bon. Mme Fréchette ne bougeait plus. Elle était assise devant moi, nous regardions toutes deux la poitrine de mon petit se lever et puis redescendre, au rythme sans doute désigner par la médecine ultramoderne.
À la longue, le service des soins intensifs est venu le chercher, et l’infirmière nous a dit que le transfert se ferait maintenant, qu’il s’agissait d’une heure ou deux de travail précis et difficile, et que nous ne pouvions pas l’accompagner pendant cette étape. Elle nous a conseillé de rentrer chez nous. J’ai demandé à Mme Fréchette si elle voulait manger quelque chose, et elle a dit oui.
Je n’avais pas remarqué l’heure, mais la cafétéria de l’hôpital était déserte. Il ne restait plus que les sandwiches vieux d’un jour et les desserts hyper-artificiels, dans cette maudite atmosphère de centre d’achat. Mme Fréchette avait faim, elle a mangé deux sandwiches, une pomme et du Jello, et elle a pris un café bien sucré, bien crémeux. Je ne voulais rien prendre. A la longue nous sommes retournés vers l’urgence, et puis je me suis rappelée à moi et nous avons bifurqué pour l’unité des soins intensifs. C’est alors que j’ai du prononcé le nom de mon petit pour la première fois depuis la nouvelle.
« Nous venons voir Luc Fréchette » ai-je dit à l‘intercom. Les voix sont toujours spectrales dans ce genre de situation.
« Oui, » a dit la réceptionniste. « Entrez », dit-elle, et le timbre de sécurité nous a indiqué d’ouvrir la porte. L’infirmière est venue au devant de nous, encore une autre infirmière.
« Le médecin va venir tout de suite vous parler. La température de Luc était un peu basse, malgré les couvertures, alors nous avons mis une pellicule de plastique – cela ressemble à une pellicule plastique – autour de lui. C’est un peu inquiétant la première fois qu’on voit cela, mais il respire parfaitement bien avec le respirateur automatique. »
Nous avons tourné le coin des soins intensifs, et Mme Fréchette a fait le saut quand elle a vu son petit-fils.
L’infirmière a repris son monologue rassurant.
« Comme vous voyez, le tube d’oxygène et le masque sont là, et le respirateur fonctionne comme il faut. Vous pouvez voir son niveau d’oxygène à l’aide du moniteur. Il n’y a donc rien à craindre juste à cause du plastique. »
Cela m’a fait un drôle d’effet tout de même, de voir Denis sous un léger drap de Saran Warp, près du visage sans être directement en contact, mais ne se déplaçant pas avec sa respiration. Sa respiration, aussi, était trop régulière et trop prononcée pour être tout à fait normale. Tout cela me glaçait, tout à coup.
Le médecin est arrivé presque tout de suite. Il s’est présenté, au moins.
« Je suis le docteur Hébert, je suis le médecin spécialiste des soins intensifs. C’est moi qui s’occupe de votre mari, Madame. »
« Je suis une amie, je vous présente Madame Fréchette, la femme de Luc. »
Il s’est mis à parler à Madame Fréchette, au moins.
« Madame, c’est moi qui s’occupe de votre mari. Vous savez qu’il a souffert une hémorragie cérébrale très grave. Les dommages à son cerveau sont très grands et ils sont irréversibles. »
Il regardait Mme Fréchette, qui ne réagissait pas extérieurement. Le médecin continue, je me suis dit qu’il devait avoir l’habitude de travailler avec les autochtones.
« Nous savons Luc Denis ne peut plus respirer de lui-même, c’est pour cela que nous avons le respirateur automatique. Il est possible, et c’est ce que nous croyons, que ses fonctions cérébrales sont complètement éteintes, et je vous demande la permission de faire le test pour constater sa mort cérébrale. Ce test est le suivant : nous établissons pour lui les conditions les plus favorables possibles, et nous voyons s’il est possible pour lui de respirer de lui-même. Nous verrons s’il fait même un effort pour respirer seul. Lorsque nous aurons ces résultats, nous pourrons alors passer à l’étape suivante.
« Ces tests sont nécessaires pour les possibilités de greffe, c’est bien çà. »
« Commençons par établir quel est son état actuel, et nous verrons ensuite. »
Madame Fréchette a fini par dire quelque chose.
« Est-ce que çà fait mal, votre test ? »
« Non, madame, cela ne fait pas mal. »
« Vous n’allez pas le piquer? Il n’aime pas les piqûres. »
« Il n’y aura plus de piqûre parce que nous pouvons nous servir de l’intraveineuse au besoin. »
« OK. »
« On peut faire le test ? »
« Oui. »
L’infirmière alors nous a recommandé d’aller attendre dans la salle d’attente. J’ai dit à Madame Fréchette:
« Ce que je trouverais difficile, à votre place, c’est la perte complète de contrôle pour votre petit-fils. »
« Oh, depuis quand est-ce que j’ai le contrôle de quelque chose, moi ? »
Quand nous sommes entrées la coordonnatrice des dons d’organe nous attendait.
« Je suis Diane Potvin, je suis la coordonnatrice des dons d’organe pour l’hôpital. »
Encore une fois, on s’adressait à moi.
« Et voici Madame Fréchette, la femme de Luc. »
Elle a changé d’acabit tout de suite.
« Madame Fréchette, je suis heureuse de vous rencontrer. »
Madame Fréchette n’a pas répondu.
« Le médecin vous a parlé, je crois, de la possibilité du don d’organes. Et le personnel est en train de préparer votre petit-fils pour le test de mort cérébrale. »
Toujours rien.
« Je voulais donc compléter un questionnaire médical avec vous. Il y a là-dedans des questions gênantes et très personnelles, et je m’en excuse à l’avance. »
Bon, ben ce sera quoi ces questions ? Il ne manquait plus rien que çà.
Et elle a commencé à défiler son chapelet.
«Votre mari avait-il eu des relations sexuelles avec des femmes? Avec des hommes ? Des relations orales ? Anales ? Actives ? Passives ? Combien de partenaires sexuels dans les derniers six mois ? Hommes ? Femmes ? Voyages à l’étranger ? Relations sexuelles à l’étranger ? Hommes ? Femmes ? Pratiques orales ? Pratiques anales ? Prenait-il des médicaments ? De la drogue ? De l’alcool ? Souffre-t-il de : cancer ? Diabète ? Hypertension ? Hypotension ? Maladies chroniques ? Avait-il des problèmes de sens ? Des problèmes cognitifs ? Avait-il des problèmes d’ouie ? De vue ?
« Vous voulez dire, sauf la mort cérébrale ? »
Madame Potvin n’a pas trouvé ça drôle.
Ce n’est que trois ou quatre jours plus tard que je me suis rendue compte que je ne m’étais même pas présentée.
On nous avait dit qu’on viendrait nous chercher, mais il était passé minuit, et nous étions toujours à se tourner les pouces. Finalement, ils sont venus nous chercher.
On avait entre-temps changé de spécialiste. Le nouveau était néphrologue, je m’en suis souvenue plus tard.
« Nous avons eu de la misère à stabiliser le pH de son sang, et il nous le fallait dans certains limites pour lui donner absolument toutes les chances de réussir le test. Mais il n’a pas réussi. Il n’a fait absolument aucun effort pour respirer par lui-même. J’ai donc signé le constant de mort cérébrale. »
Encore une fois j’ai du fixé des yeux Madame Nishniabek, puisque c’est à moi toujours que l’on s’adressait. Il n’a même pas dit qu’il était désolé. En voila un qui pensait déjà à la prochaine étape.
« Je vous demande maintenant la permission de faire les test sanguins qui vont nous permettre de faire le match avec les receveurs de greffe. Ces tests sanguins doivent être analysés à Toronto, ce qui veut dire qu’il faut expédier les échantillons le plus tôt possible. »
« Je voudrais que mes enfants puissent le voir en vie une dernière fois. »
« Vous savez, madame, ce n’est plus lui qui respire, c’est la machine qui respire pour lui. »
« Oui, je sais, mais je voudrais que mes enfants puissent le voir en vie. »
« Non, madame, je vois que vous ne comprenez pas. Il ne respire plus par lui-même, votre petit-fils. Il ne respire plus seul. Si la machine n’y était pas, il ne respirerait pas. C’est la machine qui respire à sa place. Il faut absolument envoyer ces échantillons. »
« Mes enfants s’en viennent, mais à cause de la tempête de neige, ils vont arriver juste demain après-midi. »
« Mais il faut que ces échantillons partent pour Toronto le plus vite possible. »
L’infirmière n’y tenait plus.
“Vous savez, docteur, il neige ici aussi, alors je me demande s’il est possible que nous allons ne pas pouvoir envoyer ces échantillons… »
« Qu’est-ce qui arrive si je vous laisse faire ? »
« Nous allons envoyer les échantillons à Toronto, et les gens vont identifier le type de tissus, et puis le personnel va notifier les récipiendaires potentiels de greffe, et rassembler les équipes chirurgicales ici et à Toronto et ailleurs, dépendant des données. Et puis, nous allons récolter les organes et tissus en bloc opératoire, et ensuite nous arrêterons tout effort vital. »
Je me suis retournée vers Madame Fréchette.
« Avez-vous compris tout cela ? »
« Je comprends les mots un à la fois, mais je ne sais pas ce qu’il veut dire. »
Je me retourne vers le médecin.
« Si j’ai bien compris, si elle accepte de faire faire les échantillons de tissu, il se met en branle un processus de greffe qui ne peut être arrêté, qui comprendra à un moment donné une opération sur Luc. Et à partir du moment où Lulu part pour la chirurgie, on ne le revoit plus que lorsqu’il sera au salon funéraire. »
« C’est bien çà. Pouvons-nous envoyer ces échantillons ? » dit le médecin.
« Et çà presse ? » dis-je.
« Oui. »
C’est à mon tour de ne plus y tenir.
“Est-ce que Madame Fréchette dispose de quinze minutes pour prendre une décision d’une telle gravité ? »
Cette fois-la il a saisi mon sarcasme.
« Bien sur que oui, » dit-il.
Il se retira. Je me tourne vers Madame Nishniabek.
« Je n’ai pas besoin de quinze minutes. Je veux bien. »
Ça va, me suis-je dit, nous pouvons aller de l’avant. Je suis allée chercher l’infirmière.
« Madame Fréchette est prête à donner sa décision. »
Elle est rentrée dans l'étal avec moi.
« Vous êtes prête, madame ? »
« Oui, je donne la permission pour les échantillons. »
« Merci, Madame. Puis-je vous suggérer de rentrer chez vous et de prendre un peu de repos ? Le processus va quand même prendre un certain temps, et puis vous pouvez revenir à n’importe quelle heure demain matin. »
« Ça va, nous allons rentrer, » aie-je dit.
J’ai pris Madame Fréchette par le bras, et nous sommes sorties. Elle m’avait semblé avoir rapetissé pendant les heures que nous avions passées à l’hôpital. Et puis, elle s’appuyait plus lourdement sur mon bras. Je la trouvais bien seule.
« Avez-vous pris votre voiture pour venir ici ? »
« Non, je ne conduis pas, j’ai pris un taxi. »
« Bon, et bien je peux vous ramener chez vous, maintenant. »
« Merci. »
« Où habitez-vous? »
« J’habite sur Ramsay. Juste un appartement, au quinzième. »
« Je viendrai vous prendre demain matin, » lui ai-je dit.
J’aurais peut-être du l’accompagner jusqu’à son appartement. Je ne savais plus ce que je devais faire, la fatigue en plus du choc. Je l’ai regardé monter les marches lentement, et puis passer les portes barrées. Je suis rentrée pour me coucher sur le divan du salon, plutôt que dans mon lit. Il était passé trois heures du matin. Je me suis réveillée à sept heures. J’ai téléphoné, mais il n’y avait pas de réponse chez Madame Fréchette. Je suis allée seule voir Luc. Il n’avait pas plus l’air vivant qu’hier. J’ai été seule avec lui quelques courts moments, et puis la famille est arrivée. Je suis allée dans la salle d’attente. J’ai mangé une crème glacée du réfrigérateur. Ces crèmes devaient bien appartenir à une autre famille. Je l’ai mangé tout de même. C’est en jetant le papier d’emballage que j’ai vu que c’était saveur chocolat menthe. Je déteste la menthe. Je ne m’en étais même pas aperçue.
Et puis, ils sont sortis, toute la famille. Ils ont passe devant moi sans rien dire, et ils sont sortis. Je les ai suivi. Nous nous sommes ramassés à l’entrée principale, à l’extérieur. Dehors. Je respire un peu plus profondément. J’entends tout d’un coup un hélicoptère. Je me dis que ce n’est rien, le service d’ambulance habituel. Mais tout d’un coup j’en entends un autre. On voyait le terrain d’atterrissage d’où j’étais. Les Fréchette s’allumaient des cigarettes. Et puis je vois du personnel hospitalier qui sort à la course, portant un cooler de pique-nique. Et puis les hélicoptères repartent. Et s’en vont dans des directions différentes.
« Voila les organes de Lu qui s’en vont, » dit l’un deux. Je ne réagis pas extérieurement, je suis perdue dans le vrombissement rythmé des ailes d’hélicoptère.
Il a sauvé quatre personnes, Luc. Le foie, les deux reins, le cœur…
Je suis rentrée épuisée chez moi. Étalée sur mon divan pendant trois jours, épuisée. Les enfants m’on téléphoné pour me remercier. Je ne suis pas allée aux funérailles.
C’est trois ou quatre jours plus tard, que j’ai rêvé à Mladen, et que je me suis réveillée le visage mouillé de larmes. Nous étions allé camper au lac Icare, sur une petite plage `a un kilomètre du point de départ, Mladen faisait du kayak avec moi, c’était l’automne avancé. Le lac était parfaitement paisible, le vent avait tombé. Nous étions dans l’Eden, la plage blonde faisait peut-être dix mètres, amis la tente était à l’abri d’un grand pin blanc. Nous n’entendions que le cri du huard, de temps à autre. C’était le soir, après souper. Mladen était comme aux premiers jours, peut-être un peu plus mince, comme au début de sa première chimio. Nous étions dans une de nos périodes d’entente parfaite, un silence où il n’y a aucun besoin de parler. Et puis, Mladen a dit :
« Ah ! Je me sens collant. Je voudrais bien me laver. »
« Mais prend un bain, mon chéri. »
« J’y ai bien pensé, mais le lac est trop froid, à ce temps-ci de l’année. »
« Mais, ne va pas te laver dans le lac, mon chéri. Je vais te faire prendre un bain chaud, un bain de camp, comme en prenait les bûcherons, comme j’en prenais quand nous étions au camp, quand j’étais petite. »
« Comment çà ? »
« Tu vas voir. Ce sera le meilleur bain de toute ta vie. »
J’ai ravivé les flammes du feu, et j’ai mis notre plus grosse marmite bien pleine d’eau au beau milieu des tisons. Et puis j’ai dit à Mladen de sortir ses vêtements les plus propres, mais les plus chauds aussi. Et puis, j’ai prise la boîte à bois, et je l’ai vidée. J’ai pris un sac de vidange, et j’en ai fait un fond étanche pour la boîte à bois. Dans chaque coin, j’ai mis une pierre ronde, pour que l’eau n’éclabousse pas mon chum. Quand l’eau a été assez chaude, je l’ai versé dans le bain de camp improvisé. Mladen a ajouté l’eau froide qu’il fallait, et j’ai réservé une partie de l’eau et j’ai remis la marmite au feu, au cas où il aurait besoin de se réchauffer.
« Je prends mon bain, ici, comme çà ? »
« Mais oui, mon chéri. »
J’ai eu une pointe au cœur, à penser qu’il devenait pudique devant moi.
« Veux-tu que j’aille prendre une marche ? »
« Mais non, Mim. Pas du tout. »
Il s’est déshabillé, il a enlevé son pantalon, ses bas, ses souliers. Quand il a retiré son gilet, je lui ai embrassé la fossette des reins, comme la première fois. Il a retiré ses caleçons, ses hanches étaient un peu moins galbées que plus tard, mais la même peau fine y était. J’y ai posé la main. Sans le caresser, pour sentir sa présence mieux. Il s’est mis debout dans le bain, il a pris l’éponge, il a laissé couler l’eau sur son corps. Une vapeur délicate s’élevait de sa peau. Il était nimbé. Là où il avait déjà passé l’éponge, sa peau était un peu plus rose. J’ai eu le loisir d’observer tout cela. Il s’est un peu savonné, il s’est surtout rincé.
Mladen s’est retourné vers moi et, sans rien dire, il m’a tendu son éponge. Je me suis levée du hamac, et j’ai à mon tour laissé couler l’eau sur son corps. Je me suis rappelé que je ne lui lavais jamais le dos, qu’il ne me laissait pas entrer dans la salle de bain quand il y était, depuis sa maladie. Il avait reconnu alors que j’avais surtout aimé son corps, au début, et il craignait que mes sentiments n’aient pas évolués plus que çà. Mais non, maintenant, il était sûr.
J’ai ajouté un peu d’eau chaude, et Mladen s’est rincé à la grande eau cette fois. Des mouvements harmonieux, pleins de grâce. Il respirait plus lentement, plus profondément. Et puis, je l’ai épongé soigneusement, précautionneusement, avec une serviette. Il s’est laissé faire. Il s’est rhabillé. Il s’est étendu dans le hamac, prenant ma place sans rien dire, me souriant simplement.
« Tu avais raison. »
« Comment, qu’est-ce que tu me dis ? » Je me suis approché de lui, et puis j’avais le visage au-dessus du sien, j’allais lui embrasser le front mais je me suis arrêtée.
Ses grands yeux bleus ont rencontré les miens, et j’ai lu au fond de son regard toute la tendresse qu’il avait pour moi, mais aussi j’ai compris la sérénité qui l’avait toujours habitée. Il ne l’avait jamais perdu, ce regard bleu de ciel tranquille, c’était moi qui ne pouvais plus le voir.
« Tu as raison, c’est le meilleur bain que j’ai jamais pris. »
Mon amour, mon cher amour perdu.
Et puis, il a dit :
« Je sens que je vais bien dormir. »
Sunday, December 11, 2011
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